Les rappeurs investissent les librairies avec des ouvrages inégaux, mais toujours très politiques. Une prise de pouvoir par le langage.
On entend déjà les cris d’orfraie d’Alain Finkielkraut et de tous ces « progressistes d’avant » pour qui le rap, c’est le mal, la mort de la langue française, le signe incontestable de la décadence morale de notre civilisation : au secours, les rappeurs écrivent. Si ça continue, ils vont envahir Saint-Germain-des-Prés et on ne sera plus en sécurité au Café de Flore. Que ces bonnes âmes se rassurent, elles peuvent dormir tranquilles, les « cailleras » ne sont pas encore dans la ville. La « rap-lit » émergente est à peu près aussi violente qu’une partie de bridge. Pas d’appels au sacrifice de poulet, ni à foutre le feu.
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Certes, Mazarine Pingeot, qui signe la préface du livre d’Abd Al Malik, Le Dernier Français, tente bien d’insuffler un peu de subversion en assénant des phrases plus percutantes qu’un uppercut avec poing américain : « les mots sont des actes », « la pensée détruit les murailles des ghettos ». Celle d’Abd Al Malik ne casse pas trois briques. Les textes rassemblés dans ce livre forment une espèce de salmigondis patriotico-universalomystique, un prêche assez pénible à digérer.
Parce qu’il faut quand même encaisser des formules du type « Ce qui sauve l’homme, c’est d’ouvrir son coeur à son frère » ou des audaces stylistiques comme « On démembre le corps en saignant en République ». Après, difficile de ne pas être d’accord sur le fond, à moins de s’appeler Eric Zemmour.
Des livres très politiques
Que ce soit ce livre d’Abd Al Malik ou ceux de Disiz et d’Axiom, tous ont en commun d’être très politiques, charges antisarkozystes plus ou moins virulentes. J’ai un rêve d’Axiom, réalisé à partir d’entretiens, se présente même comme une « feuille de route », une lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle.
Dans un style très sobre, Axiom, qui a milité avec AC le feu, expose son parcours, les problèmes de la banlieue, en particulier les contrôles d’identité à répétition : « On nous dit de nous indigner. Merci, mais dans les banlieues cela fait près de trente ans que l’on s’indigne. » Se référant à la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, il exhorte à l’engagement : « C’est à nous de nous structurer, de faire émerger nos propres leaders. » Parfois un peu simpliste, mais pertinent dans l’ensemble.
Le pouvoir de la langue
Mais c’est Disiz qui est le plus convaincant, en faisant le pari de la fiction, avec René, son deuxième roman après Les Derniers de la rue Ponty paru en 2010 sous son vrai nom Sérigne M. Gueye. L’interprète de Je pète les plombs imagine la France de 2025 gouvernée par Marine Le Pen, après une guerre civile menée par le « Che noir ». La francisation des prénoms est devenue obligatoire, le RAT (Répression armée territoriale), une milice policière, sème la terreur dans les banlieues C’est parfois drôle, bien vu.
Dommage que l’intrigue patine. Mais ce que ces trois livres prouvent, s’il en était besoin, c’est que les rappeurs ont compris que « la première domination était celle du langage », comme l’écrit Axiom, et qu’ils savent s’emparer de ce pouvoir qu’offre la langue. C’est peut-être ce qui fait si peur à une certaine élite, conservatrice et déconnectée.
Elisabeth Philippe
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