Ce roman inachevé fait le récit des ambitions brisées d’un auteur qui voulait se défaire du genre policier – la tragédie d’un écrivain qui n’écrit plus. Fascinant.
Il aura suffi de cinq années et cinq romans – Moisson rouge (1929), Sang maudit (1929), Le Faucon maltais (1930), La Clé de verre (1931) et L’Introuvable (1934) – pour que Dashiell Hammett invente le roman noir moderne. Son écriture cinématographique, ses inspecteurs hard boiled et ses seconds rôles blond platine ringardisent d’un coup les so british et bourgeois Sherlock Holmes, Hercule Poirot & Co. Mais quand il meurt en 1961, tuberculeux, ruiné et alcoolique, Hammett n’a plus rien fait paraître depuis vingt-sept ans.
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C’est sa compagne, la redoutable Lillian Hellman, qui fera publier à titre posthume Tulip, son ultime roman. Un non-policier commencé au début des années 1950, sans cesse remanié, jamais achevé. En 1966, Tulip sort au sein d’un recueil de nouvelles, mais passe inaperçu. Il aura fallu attendre 2017 pour que le texte jouisse d’une édition indépendante, et qu’il révèle enfin toute sa puissance mélancolique et la fragilité de la vocation romanesque de son auteur.
Car Tulip est le projet le plus autobiographique d’Hammett. Et probablement le plus déroutant. Proche du théâtre, très loin du noir, structuré par une science du dialogue virtuose, le texte met en scène un quinquagénaire prénommé Pop, double fictionnel du romancier. Comme Hammett,
L’angoisse de la page blanche pour sortir du noir
Pop est écrivain, il a été soldat aux îles Aléoutiennes et a fait de la prison pour ses sympathies communistes. Comme Hammett, il est atteint de tuberculose. Retiré dans une maison de campagne, l’homme reçoit la visite de Tulip, un vieil ami de vingt ans. Baroudeur et gouailleur, celui-ci n’a qu’une idée en tête depuis deux décennies : convaincre Pop de romancer ses aventures. Commence alors un dialogue autour de la littérature, de l’écriture et des enjeux du romanesque.
Quand l’un déclare : “Au nom du ciel, où as-tu été pêcher cette idée que les écrivains sont en quête de sujets à traiter ? La difficulté consiste à organiser les éléments, pas à les obtenir. La plupart des auteurs que je connais ont dix fois trop de sujets à disposition, ils sont submergés d’idées dont ils n’arrivent jamais à se dépêtrer.” L’autre lui rétorque : “Si tu as tellement d’histoires à raconter, comment ça se fait que tu n’as pas écrit depuis un bail ?”
Il y a quelque chose de bouleversant dans la manière dont Hammett révèle ici, sous couvert de fiction, l’intimité du drame de l’arrêt de l’écriture et expose en même temps son désir furieux de revenir à la littérature. Mais à une littérature qui ne serait pas du noir, ce mauvais genre qui l’enferme et étouffe ses ambitions, lui qui rêve alors de rejoindre Fitzgerald et Hemingway au panthéon des lettres US.
Dès lors, le fragile et inachevé Tulip se lit comme la confession d’un artiste en crise, comme l’ébauche de mue d’un romancier qui se réinvente mais surtout comme le testament littéraire de l’un des plus grands écrivains américains. Tout ça en moins de 80 pages. Fort.
Tulip (Folio), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janine Hérisson et Henri Robillot, révisé et préfacé par Natalie Beunat, 104 pages, 2 €
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