Lorsqu’un film connu est inspiré d’un roman qui l’est moins et qu’on n’a pas forcément lu, on craint, à découvrir la matrice originale, que la fiction littéraire soit plus faible que celle du cinéma. Il n’en est rien avec La Splendeur des Amberson. Le film, réalisé par Orson Welles en 1942, est un chef-d’œuvre. Mais le […]
Lorsqu’un film connu est inspiré d’un roman qui l’est moins et qu’on n’a pas forcément lu, on craint, à découvrir la matrice originale, que la fiction littéraire soit plus faible que celle du cinéma. Il n’en est rien avec La Splendeur des Amberson. Le film, réalisé par Orson Welles en 1942, est un chef-d’œuvre. Mais le roman qui l’inspira, écrit en 1918 par l’Américain Booth Tarkington (1869-1946), est lui aussi une merveille.
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Au tournant du XIXe siècle, cette saga familiale documente l’ascension fulgurante de nouveaux riches, les Amberson, et leur déchéance tout aussi vertigineuse. Ce portrait sur deux générations est aussi le tableau d’une ville qui, à la même vitesse accélérée, passe du statut de bled provincial à celui de mégalopole.
Tarkington (auteur d’une myriade de romans) ne nomme jamais cette cité du Middle West mais il n’est pas interdit de penser à la création puis à l’expansion de Detroit puisqu’il y sera beaucoup question, ressort dramatique crucial, des balbutiements de l’industrie automobile dans une fameuse motor city.
Un chassé-croisé de destins pulvérisés
Champion de la métaphore par ricochets, Tarkington rend tangible cette mutation par la description des coutumes vestimentaires des autochtones. Quand débute le récit, en 1873, “toutes les femmes vêtues de velours ou de soie connaissaient toutes les autres femmes vêtues de velours ou de soie. Si le bruit se répandait de l’achat d’une nouvelle fourrure en peau de phoque, les malades se faisaient transporter à la fenêtre pour la voir passer”.
Quelques années plus tard, “d’éphémères façons remplacèrent l’aristocratie du tissu”. La mode s’installe et, ô horreur aux yeux des détracteurs du sur-mesure, l’usage des pantalons au pli marqué, preuve qu’ils “avaient reposé sur un rayon et était donc de la confection”. Et l’auteur de conclure : “Point n’est besoin d’en dire davantage pour prouver qu’il y a très peu de temps, nous vivions dans un autre âge !”
Le fracas économique et social se double en miroir d’un chassé-croisé de destins pulvérisés. Aux avant-postes du massacre, Isabel Amberson, très belle et très riche héritière qui, par “raison”, préfère épouser Wilbur Minafer, homme d’affaires un rien rasoir plutôt qu’Eugene Morgan, ingénieur fantaisiste et bientôt tycoon de la toute nouvelle industrie automobile.
A cette première couche de malentendus, se superpose une deuxième strate de maldonnes, tout aussi crève-cœur : la tante Fanny, vieille fille cruelle qui se dessèche d’amour pour Eugène et est capable pour le séduire des pires machiavélismes. Et surtout George, le fils d’Isabel et Wilbur, dandy snob et arrogant qui n’aura de cesse que d’empêcher sa mère de renouer avec son amour de jeunesse.
Un grand roman de la contrariété
N’était que dans un méli-mélo œdipien parfois effroyable, George tombe amoureux de Lucy, la fille d’Eugène, qu’il exècre. Le Major, patriarche du clan Amberson, épingle en gentleman les contradictions existentielles de son insupportable petit-fils : “C’est ainsi que vous faites la cour à une jolie fille ? En attaquant les intérêts du père pour vous en faire un ennemi ? Par Jupiter ! Que voilà une drôle de façon de gagner l’amour d’une femme !”
Autant dire que La Splendeur des Amberson est un grand roman de la contrariété, augmenté par une description impitoyable et souvent drolatique de cette société d’Américains nantis. Ainsi de ces jeunes filles bien nées qui, “brûlantes d’un zèle sacré”, garnissent les vases de plumes de paon, brodent des pâquerettes sur le moindre coussin, dorent les cadres autour de portraits d’oncles défunts, dotent les chandeliers d’abat-jour de papier chinois, étudient la peinture sur porcelaine ou s’adonnent pendant un certain temps à “l’art charmant de l’évanouissement”.
La splendeur de la famille Amberson se ternit quand elle ne sait pas s’adapter au new-deal du capitalisme qui va transformer leur “ravissante cité” en un trou à rats puant de fumées d’usines, et leur paradis de millionnaires en une ruine infernale. Et les Amberson de faire repeindre en marron la façade blanche de leur résidence pour que les dépôts de suie ne s’y voient pas.
“Le temps est comme le ciel dans lequel la fumée se dissout”
Le ton est à la satire quand Tarkington, tout en double tranchant, commente le surgissement de la “moderne” famille Amberson dans une ville “tissée de mesquineries” : “Une fanfare de cuivres dans un cortège funèbre.” Mais par-delà son humour féroce, Booth Tarkington est surtout proche parent du Henry James des Bostoniennes.
Le même acharnement à épuiser une situation sentimentale, à détailler l’ameublement d’un salon ou à disséquer les progrès de la “civilisation”. Le cousinage est d’autant plus prégnant que La Splendeur des Amberson brode ses fils sur le canevas d’une lancinante mélancolie.
Lorsque l’irascible George se révèle enfin bienveillant après quelques revers de fortune et fiascos sentimentaux, il réalise “qu’il lui semblait perdre le dernier fragment du monde familier et charmant de sa jeunesse”. Autrement dit par Fanny, sa mère, singulièrement lucide : “Les choses que nous possédons, et que nous croyons solides, sont comme de la fumée, et le temps est comme le ciel dans lequel la fumée se dissout.”
La Splendeur des Amberson (Libretto), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Duplain, 320 pages, 9,70 euros
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