En 1985, Ray Bradbury, auteur de science-fiction déjà culte, publie La solitude est un cercueil de verre. Un superbe hommage au roman noir américain des années 1950.
“Vous aimez la bière, non ?
– Pas tellement, dis-je.
– Vous préféreriez que je vous prépare un chocolat malté ?
– Vous pourriez ?
– Non, bon Dieu ! Vous allez boire de la bière et aimer ça. C’est par là.”
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Un dialogue d’anthologie parmi d’autres qu’on aura le plaisir de lire au fil de cet étonnant roman noir. Car entre le narrateur, jeune écrivain en devenir, et le vieil inspecteur bougon, le contact n’est pas facile. Leur relation est l’un des fils de ce texte qui met en scène une série de meurtres inexpliqués à Venice, en Californie, au tournant des années 1950.
Un hommage émouvant au roman noir
Lorsqu’en 1985 sort Death Is a Lonely Business, traduit l’année suivante en français sous le titre La solitude est un cercueil de verre, voilà plus de dix ans que Ray Bradbury (mort en 2012 à 91 ans) n’a pas publié de roman. L’auteur de Chroniques martiennes et de Fahrenheit 451 – adapté plus tard au cinéma par François Truffaut – n’est pourtant pas resté inactif, il a notamment écrit des nouvelles ou des scénarios pour la télé.
A 65 ans il est célébré dans le monde entier comme un des maîtres de la science-fiction et du fantastique. C’est pourtant vers le roman noir qu’il se tourne, afin de rendre un hommage émouvant à ce genre littéraire que l’Amérique a élevé au rang de classique.
Il est difficile de trouver plus nostalgique que les descriptions de la station balnéaire décatie, hors saison, et ceci dès la première phrase : “Venice, Californie, avait autrefois de quoi plaire à ceux qui aiment être tristes : du brouillard à peu près tous les soirs, et le grondement des installations de forage le long de la côte, et le clapotis de l’eau noire dans les canaux.”
Le narrateur : un écrivain un peu égaré en mal de succès
Dans son polar, Bradbury insuffle son style et sa folie personnelle, car l’étrangeté est là, dans le décor même. Au bout de la jetée qui vient mourir dans la mer s’élève des montagnes russes abandonnées, et au fond d’un canal, sans que l’on sache pourquoi, ont été noyées les installations d’un cirque, des cages de fauves rouillées que les poissons visitent et que le narrateur vient observer les soirs de solitude.
Dans cette atmosphère surannée vit un petit monde hétéroclite dont les protagonistes se croisent sans cesse. Une vendeuse de canaris, un coiffeur fou, des petits vieux qui chaque jour font passer le temps en bavardant. Au centre, le narrateur est un peu égaré, écrivain en mal de succès qui survit de bouts de ficelle.
Une nuit dans le tram, un inconnu lui souffle à l’oreille : “La solitude est un cercueil de verre”, puis disparaît. Le narrateur découvrant peu après un mort par noyade, il se persuade qu’il a été assassiné par le messager funeste. Il décide de mener l’enquête, malgré l’agacement de l’inspecteur de police qui apprécie peu de se retrouver avec ce blanc-bec dans les pattes.
Quelques éléments autobiographiques de-ci de-là
Mais au fond, Bradbury nous parle peut-être avant tout de lui. Il nous plonge dans une Californie disparue, celle où il est arrivé à l’âge de 14 ans et où il a passé sa jeunesse. On peut aussi reconnaître, dans la petite ville verdoyante du nord de l’Illinois dont le narrateur rêve chaque nuit, les lieux où Bradbury a vécu enfant. Et le livre fourmille de clins d’œil aux artistes qui l’ont marqué.
Ainsi, cette scène en forme d’hommage à un certain âge d’or hollywoodien, lorsque le jeune écrivain croise dans une soirée toutes sortes de personnalités qui ont marqué le cinéma outre-Atlantique, telle l’actrice Salka Viertel – “elle a écrit des scénarios pour Garbo, dans le temps” – ou Ben Goetz, “qui a dirigé l’antenne de MGM à Londres”.
De la même façon, le narrateur avoue dans une envolée lyrique son admiration pour Aldous Huxley : “Huxley était l’une de mes folies, l’une de mes plus formidables envies. Je rêvais d’être aussi brillant, aussi doué, d’une suprématie aussi évidente. Et dire que je pouvais le rencontrer.”
Entre les lignes sa conception de la littérature
La dimension autobiographique apparaît chez le héros, car le jeune écrivain fauché et plein d’espoir qui passe ses nuits sur sa machine à écrire est probablement un autoportrait de cet auteur qui a commencé à publier à 17 ans et, sans fréquenter d’université, a décidé très tôt de se consacrer à l’écriture.
Le lecteur appréciera sûrement d’aller de rebondissement en rebondissement aux côtés de cet antihéros un brin philosophe, quand Bradbury s’amuse à nous dérouter et à glisser entre les lignes sa conception de la littérature. Le narrateur rédige sur sa machine à écrire les étranges aventures dont il est témoin à mesure qu’elles se déroulent, et parfois il les devance.
Aussi, plusieurs possibilités sont à envisager : on peut considérer qu’il est difficile de distinguer la vérité de ce qui relève de son imagination, mais il est possible que ses dons lui permettent, mieux que l’inspecteur chargé de l’enquête, d’élucider l’énigme. Et peut-être même possède-t-il, bien malgré lui, le pouvoir de provoquer la réalité.
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