En 1998, Michel Houellebecq s’attaque à la misère sexuelle, trente ans après la libération des mœurs. Un deuxième roman d’envergure qui, entre biopolitique, haine du désir et déterminisme, ne cesse de nous interpeller.
Les Inrockuptibles lancent une nouvelle série consacrée aux figures emblématiques suivies par le magazine. Premier artiste mis à l’honneur : Michel Houellebecq. Un choix qui paraissait évident, l’auteur et les Inrocks partagent une histoire commune : depuis la critique de son premier roman jusqu’à son entretien avec Emmanuel Macron, en passant par sa playlist labellisée ou la critique de son dernier ouvrage.
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Pour le premier épisode de la série « Houellebecq et Les Inrockuptibles, nous republions la chronique de son deuxième roman, « Les particules élémentaires » :
Michel Houellebecq avait publié de façon confidentielle au début des années 90 un essai sur Lovecraft et deux recueils de poèmes (Rester vivant, méthode et La Poursuite du bonheur) quand parut en 1994 son Extension du domaine de la lutte, qui devait connaître un succès de librairie totalement détaché de toute promotion littéraire. Et faire de son auteur le contempteur sulfureux et schopenhauerien de notre monde fin de siècle, ce monde “comme supermarché et comme dérision », selon sa géniale formule.
Ceux qui livrent le livre à l’époque se souviennent surtout de la sensation d’avoir eu entre les mains, enfin, le contrepoison rageur et radical de la culture d’entreprise si chère à la décennie précédente. Pour la première fois dans un roman français depuis Calaferte, l’univers quotidien du travail était minutieusement autopsié pour ce qu’il était :une modalité de l’enfer et de l’imbécillité triomphante au service de la violence.
La concurrence sexuelle
Son second roman, Les Particules élémentaires, s’attaque de manière infiniment plus ample à l’autre pan de l’existence contemporaine : la concurrence sexuelle. On se rend compte à le lire que le vrai sujet de son auteur n’est finalement pas plus l’entreprise que la boîte à partouze, mais plutôt l’examen des conditions du malheur contemporain. Le monde est mauvais ;l’homme est mauvais ;comment identifier les catégories de ce Mal et les éradiquer ? Ces questions, littéraires autant que religieuses, les deux demi-frères Michel et Bruno – les principaux protagonistes du roman – se les posent dès l’enfance. Abandonnés par leur mère Janine (partie vivre la révolution sexuelle en Californie),violemment bizutés à l’école, ils seront plus tard victimes de la double concurrence professionnelle et sexuelle prônée par le libéralisme sauvage, dans une société aux mœurs débridées – la nôtre.
Avant d’aller plus loin, il faut souligner que Houellebecq est l’un des écrivains les plus ambitieux de sa génération (il est né en 1958), l’un des rares aussi à prétendre faire œuvre –et faire œuvre au plus pointu des mutations contemporaines. Il veut écrire des romans qui aient “un contenu », c’est-à-dire susceptibles non seulement de nous aider à comprendre le monde dans lequel nous entrons, mais aussi à le modifier. Enfonçant le clou dans le contreplaqué littéraire hexagonal, il précise qu’avec « le triomphe du scientisme » le roman se voyait progressivement relayé vers “la gratuité, l’exercice de jeux formels, la production de petits objets ludiques”, incapables de rivaliser avec la science, le sérieux, la connaissance. C’est contre cela qu’il faut lutter, par la mise au point de projets littéraires sérieux, visant à la création d’objets de connaissance capables de “tout contenir” : fiction, théories, poèmes, diagrammes scientifiques,etc.“Novalis, les romantiques allemands en général entendaient parvenir (via la littérature) à une connaissance totale. C’était une erreur que de renoncer à cette ambition. » Les Particules élémentaires est en tout point conforme à ces aspirations ; celles-ci sont soutenues avec une telle constance dans le livre, une telle maîtrise, une telle détermination que, le roman s’y limiterait-il, cela suffirait à emporter la certitude de tenir ici un texte important.
Les Particules élémentaires dissèque la misère sexuelle trente ans après la libération des mœurs, dont il tire un bilan apocalyptique, et le fait comme jamais dans la littérature contemporaine française : au scalpel, sans aucun compromis. Avec, en revanche, le désir profond d’en tirer des conséquences existentielles radicales. C’est pourquoi la nature de ces conséquences – condamnation nette de la contraception et de l’avortement, défense modérée du clonage et des manipulations génétiques, guerre ouverte contre tout élan libertaire – est à prendre non pas comme une provocation, mais avec le sérieux que le livre mérite. Houellebecq est un écrivain de gauche. Un écrivain, faut-il le préciser, communiste utopique.
Une fresque sociale et philosophique d’envergure
Des deux demi-frères héros du livre, Bruno, professeur aux ambitions littéraires frustrées, est l’obsédé sexuel : il fréquente assidûment un camp de naturistes new-Age, L’espace du possible, héritier des communautés hippies où les ateliers philosophico-religieux servent de prétextes à de multiples ébats, ainsi que les boîtes à partouze parisiennes. Michel, en revanche, n’a pour sa part pratiquement pas de vie sexuelle. Amoureux platonique depuis l’adolescence de la belle Annabelle, qu’il va voir s’étioler au fil des ans et des histoires sentimentales malheureuses vécues avec d’autres, il investit la quasi-totalité de son temps dans la recherche scientifique – biologie moléculaire et physique quantique. Sur cette double trajectoire fort simple, Houellebecq construit une fresque sociale et philosophique d’envergure, où les trajectoires entrecroisées de multiples personnages vont permettre d’autopsier l’évolution des mœurs depuis trente ans.
L’élément le plus impressionnant du livre est son réalisme balzacien, servi par l’acide précision de l’écriture. Qu’il s’agisse du résumé des débats de l’Assemblée nationale consacrés à la loi Veil sur l’avortement en 1975, du compte rendu des activités de L’Espace du possible, d’une rencontre avec Philippe Sollers ou de l’analyse détaillée du catalogue des 3 Suisses,le travail de description entrepris par Houellebecq n’a pas d’équivalent dans le roman français contemporain. Le contenu des poubelles comme les programmes de télévision, les quinzaines italiennes au Monoprix du quartier comme les rituels de boîtes partouzardes, tout cela est montré avec la même minutie que les états d’âme des personnages.
Mais c’est surtout le style, faussement neutre, que le montage des informations rend impitoyable. Le paragraphe consacré aux militants d’Act-Up donne une petite idée du ton du livre : “Une chose était certaine : plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait : certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d’Act-Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publicités, jugées par d’autres pornographiques, représentant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plaisante et active, parsemée d’événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s’enculaient dans des backrooms. Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida ; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus généralement, la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité ». Houellebecq possède un don inégalé pour ce type de sarcasme pince-sans-rire, à la limite de l’outrage, perceptible surtout dans la première moitié du roman – la plus réussie. Le portrait des rock-stars (qui, “beaucoup plus riches que les P.-D.G.et les banquiers, n’en conservaient pas moins une image de rebelles”),des militants new-Age, ou plus loin le délire raciste de Bruno, la mort de Janine sont des morceaux d’anthologie hilarants. Mais l’hilarité n’est pas tout lorsqu’on prétend s’attaquer à l’origine de la souffrance.
L’amour est un marché
Comment en finir avec le Mal ? Y répond, ou tente de le faire, la seconde tendance du livre, appelons-la “thomas-mannienne”, celle des dialogues philosophico-scientifiques entre les deux frères, des digressions générales sur l’évolution. Le bilan qui s’y dessine est le suivant : la société dans laquelle nous vivons a vu le jour en 1945 et la génération qui avait 20 ans à ce moment-là se caractérisait par une foi, louable quoique naïve, dans le progrès, la famille, l’avenir. Hélas, différents mouvements libertaires ont, à partir des années 60, miné tout cela. Sous couvert de libération des mœurs, beatniks, hippies, féministes et autres personnages dénaturés ont fait entrer le libéralisme sauvage dans le champ libidinal, transformant ainsi l’amour en marché, si bien que la sélection sexuelle est devenue aussi impitoyable que la guerre économique, dont elle n’est qu’un versant.
Si le sexe a ses capitalistes, ses boursicoteurs, il a maintenant ses prolétaires, ses SDF, et Michel Houellebecq est leur prophète – leur Karl Marx. Son “Manifeste pour un communisme sexuel ”relève clairement de la science-fiction : il s’agit rien de moins que de modifier génétiquement l’être humain, d’imposer un contrôle technologique définitif sur l’homme et la nature afin de répartir équitablement entre tous, grâce à la gestion rationnelle des pulsions, les richesses orgasmiques communes. Tel est du moins le résumé qu’en fait, dans le livre, le narrateur. On se rend progressivement compte que ce narrateur est lui-même le produit de cette évolution, laquelle a donc réussi : le roman est raconté par un clone. Mais ce clone comprend-il ce dont il est le produit ? C’est toute la question. Elle permet pour une part à l’auteur de maintenir une certaine distance vis-à-vis de ces thèses. Le fantasme, en tout cas, est lui bien présent : élimination du désir et de sa charge érotique grâce à une satisfaction immédiate ; réduction de l’identité sexuelle à quelques données anatomiques simples ; développement, avec le clonage, de l’industrie qui permettra enfin l’élimination de cette source de tous les maux qu’est l’individu. Le rêve utopique dessiné par Michel Houellebecq pour en finir avec le Mal est d’en finir avec le désir, avec le langage, avec l’être humain et, surtout, avec le libre arbitre.
Les nombreuses théories scientifiques censées donner du poids à cette vision des choses sont dans le livre à peu près aussi solides que les considérations historiques, c’est-à-dire pas du tout. Le hiatus entre l’ambition affichée – dresser le constat du monde en cette fin de siècle – et la vacuité des thèses développées est même si impressionnant qu’il mérite attention. Houellebecq utilise – c’est ce qui fait sa force – les conditions de vie contemporaines (le supermarché, la boîte à partouze) comme des catégories métaphysiques à partir desquelles penser la condition humaine. “Je ne comprends pas comment les autres poètes arrivent à s’y soustraire, s’interrogeait-il dans un entretien. Tout le monde va au supermarché, lit des magazines, tout le monde a une télévision, un répondeur. » Le personnage qui l’intéresse, celui dont il se sent immédiatement solidaire, c’est l’homme du troupeau, l’individu moyen – le beauf comme on disait dans les années 70. Autrement dit, la particule élémentaire de la structure sociale.
Références au théorème quantique d’Heisenberg
Houellebecq emprunte sa métaphore à la mécanique quantique, et le livre fourmille de considérations sur le sujet. Il est remarquable, cependant, que les références au théorème quantique d’Heisenberg soient utilisées dans le livre pour affirmer le contraire de ce à quoi l’on pourrait logiquement s’attendre. Selon Heisenberg, en effet, les propriétés d’une particule élémentaire observée dépendent pour partie de l’observateur : celui-ci, pour l’observer, doit la faire apparaître, c’est-à-dire la créer, ce qui ruine à la fois l’idée de science objective et celle de déterminisme. Très curieusement, les conclusions que tire notre physicien-romancier de ce phénomène lui servent au contraire de caution au déterminisme strict qui régit ses personnages particules. La “logique », les “forces gouvernantes” conduisent ses héros dans des directions que l’auteur se contente, nous dit-il, d’observer. Cette indépendance des personnages vis-à-vis de leur créateur se veut elle-même une soumission commune aux lois sociobiologiques censées gouverner et l’un et les autres. Nul ne possède d’individualité propre en dehors de la capacité de chaque corps physique à la décrépitude et – surtout les femmes – à la mort.
Ce livre est-il une tentative de passer du particulier au général, ou un acharnement à nier le particulier au bénéfice du général ? Il oscille constamment entre les deux, au point que ce qui passe par instant pour un symptôme à dénoncer devient à d’autres moments un mode explicatif recevable. Ainsi du langage pseudo sociologique-scientifique des magazines de mode, tourné en dérision dans la première partie du livre, qui devient insensiblement le mode de description utilisé par l’auteur pour caractériser ses personnages. Plus généralement, chaque élément subjectif dans le livre est immédiatement recouvert d’un cache-sexe à prétention scientifico-objective, à commencer par les motivations de l’auteur pour l’écrire. Si le point de départ du roman, en effet, est un questionnement autobiographique (la mère de Michel et Bruno dans le livre est, sur un mode parodique, celle de Michel Houellebecq lui-même, et nombre d’épisodes de leur enfance sont réels), l’énergie du texte n’en est pas moins tout entière tendue dans un effort désespéré visant à recouvrir immédiatement ce questionnement intime au bénéfice de théories généralisantes. Le résultat de ce déterminisme outré culmine avec la mort des deux principaux personnages féminins, à dix pages d’écart. Si cette double mort passe aussi mal, si elle est à ce point kitsch, n’est-ce pas parce que ce qui semble à l’auteur “objectif ”et “neutre” n’est en réalité que l’expression forcée de son désir secret ?
Houellebecq et la biopolitique
Houellebecq est certainement le premier écrivain français à s’intéresser d’aussi près à la biopolitique – le premier à creuser l’héritage nazi dans ce domaine. Mais, contrairement à un DeLillo aux États-Unis ou à un Agamben en Italie, il le fait sans la moindre perspective historique, comme s’il s’agissait là aussi d’une donnée objective. La naïveté qui consiste à prendre la technologie pour de la science et la science pour une donnée affectivement neutre n’a d’égale que celle du romancier s’imaginant que ses personnages existent “objectivement”, c’est-à-dire ailleurs que dans son langage. Houellebecq est de cette génération qui a vu les anciens soixante-huitards non seulement parvenir au pouvoir, mais aussi justifier leur ralliement au libéralisme par des considérations anarchistes, et il en tire les conséquences. Nul ne lui donnera tort, de ce point de vue, quant à sa condamnation des courants soi-disant libertaires. Pour autant, les théories qu’il développe pour la justifier laissent rêveur. Faut-il vraiment faire dériver en droite ligne, comme il a tendance à le faire, les serial-killers d’aujourd’hui des hippies d’hier, au seul motif que “la destruction progressive des valeurs morales au cours des années 60, 70, 80 puis 90 était un processus logique et inéluctable” et qu’après avoir “épuisé les jouissances sexuelles, il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté” ? La guerre du Vietnam, par exemple, n’aurait-elle pas aussi joué un rôle dans la diffusion de la violence aux États-Unis ? Pas pour Houellebecq le prophète, qui ne s’intéresse pas une seconde à l’histoire humaine. Pour lui, les bombardements au napalm n’existent pas plus dans l’histoire contemporaine américaine qu’Auschwitz ou le Goulag dans le XXe siècle européen. C’est ainsi que ce qu’il appelle “le basculement occidental” vers la barbarie date, selon lui, de 1945 – à Vienne, avec les actionnistes, ces artistes qui se livraient à des happenings de massacres d’animaux. A l’en croire, il ne s’est rien passé de notable avant 1945 qui puisse expliquer tant soit peu “la destruction progressive des valeurs morales” dont il se désole. Quant à son bilan du stalinisme, dont il affirme se sentir proche, il se résume lui aussi à “quelques excès ”susceptibles d’être passés par pertes et profits…
Ainsi, au terme du siècle le plus sanglant de l’histoire humaine, l’écrivain français le plus ambitieux du moment, lorsqu’il essaie de dresser les catégories contemporaines du Mal, ne trouve, au-delà du constat sociologique, que ceci :on fait du mal aux animaux ;les petits enfants sont bizutés à l’école ;on ne peut pas baiser toutes les femmes que l’on voudrait ; et puis il y a la mort.
Pourquoi le lire, alors ? Qu’est-ce qui fait qu’un discours aussi régressif, aussi immature, nous semble à ce point contemporain ? A ce stade, sans doute faut-il rappeler que nous sommes en France, c’est-à-dire dans un pays dont l’histoire littéraire est plus qu’ailleurs marquée par les engagements idéologiques et les aveuglements y afférents. Un pays où la plupart des écrivains sérieux vouaient Kravchenko aux gémonies en 1947, par exemple. Un pays où il valait mieux avoir tort avec le parti communiste (et avec Sartre) ,puis avec Mao. Bref, un pays d’écrivains engagés, dont Houellebecq peut à bien des égards passer pour l’héritier légitime. De ce point de vue, et pour autant que Houellebecq soit bien ce porte-drapeau générationnel que l’on voit en lui, ce livre est, en dépit du bonheur que l’on peut éprouver à voir surgir une ambition littéraire d’envergure, un échec. Il marque, neuf ans seulement après la chute du mur de Berlin, la régressive nostalgie des servitudes. Mais c’est toute l’époque qui est un échec. Si Les Particules élémentaires s’impose immédiatement comme le livre de son temps, n’est-ce pas également parce que, en bon enfant de la génération de 68, Houellebecq hait le désir et l’individualisme, ces deux sources de tous les maux ? N’est-ce pas sa solidarité grégaire avec l’homme du troupeau qui le rend emblématique de ce temps, lequel n’a de cesse de s’attaquer le plus violemment possible à tout érotisme ? La nostalgie qu’affiche Houellebecq pour les régimes autoritaires, sa conception de l’amour basée sur la fusion absolue de chacun avec tous, la non-prise en compte, dans sa réflexion sur la liberté, de la notion même de libre arbitre et, enfin, sa haine du désir : tout cela ne fait-il pas de lui, au bout du compte, l’un des écrivains les plus actuels, les plus modernes et significatifs, de la France d’aujourd’hui ?
Michel Houellebcq, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998, 393 p
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