Le journaliste Emmanuel Fansten a enquêté sur la multiplication des entreprises d’espionnage privé. Une activité, qui emploie notamment d’anciens agents secrets ou de la police, aux règles de contrôle encore mouvantes.
Eygalières, petit village de Provence où le mistral souffle un tiers de l’année. En 2002, planqué sous un pin avec son téléobjectif en main, Pierre Martinet y passe quatre jours à mitrailler une propriété. La cible de cet ancien du service action de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) : Bruno Gaccio, à l’époque auteur des Guignols de l’info, qui y possède une maison de vacances et un restaurant. Une fois ses infos glanées, Martinet remet, sur une aire d’autoroute entre Toulon et Marseille, un rapport de trente-sept pages au directeur de la sécurité informatique de Canal+.
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L’ancien espion propose de « traiter » l’emmerdeur « Golf » – nom de code pour Gaccio, meneur de la révolte des salariés contre le licenciement du patron de la chaîne Pierre Lescure par Jean-Marie Messier – en utilisant trois hommes, une bombe lacrymogène, des cagoules, des gants et un manche de pioche… Trois barbouzes, dont Martinet, seront condamnées en 2011 pour espionnage. Canal+, en tant que personne morale, sera relaxée.
Bienvenue dans le monde du renseignement privé. Renault, EDF, Areva, Ikea : ces dernières années, des affaires similaires ont éclaboussé nombre de grandes entreprises. Le journaliste Emmanuel Fansten s’est penché sur le phénomène et a publié le fruit de son enquête, Les Nouveaux Barbouzes, le mois dernier. Sous le terme policé « d’intelligence économique », l’auteur décrit un « nouveau marché noir aux règles mouvantes ». Dans ce monde, des espions plus ou moins à la retraite vendent leur savoir-faire, des hackers pénètrent des vies privées et des ex-flics utilisent illégalement leurs réseaux.
La chaîne de magasins Bricomarché aurait ainsi missionné l’entreprise Atlantic Intelligence pour en savoir plus sur Christophe L., repreneur d’une des franchises. À la source des informations bancaires personnelles récoltées : Patrick Moigne, alors commissaire divisionnaire de la police judiciaire, patron de la Brigade des fraudes aux moyens de paiement. Le policier monnayait ses informations selon sa propre grille tarifaire, de 30 à 60 euros les éléments extraits du fichier Stic (système de traitement des infractions constatées) utilisé par le ministère de l’Intérieur, 100 euros le point de permis, 1 000 euros les fichiers bancaires… Un beau jour, un cadre de chez Pernod Ricard lui aurait offert une trentaine de bouteilles de whisky en échange de l’annulation de PV. Soupçonné de corruption et de violation du secret professionnel, Patrick Moigne a été radié de la police. Il sera jugé en janvier 2013.
« Le problème, c’est que les contrats passés entre le client et l’entreprise d’intelligence économique sont flous », nous explique Fansten.
De plus, le système est fortement cloisonné. C’est une chaîne de sous-traitants, jusqu’à sept ou huit.
Parfois, le donneur d’ordres trinque aussi. En novembre 2011, EDF a été condamnée à payer 1,5 million d’euros d’amende pour espionnage. Deux responsables de la sécurité de l’entreprise publique avaient mandaté Kargus Consultants, une officine privée, pour « veiller » sur les activités des écologistes. Le hacker Alain Quiros s’était introduit dans l’ordinateur de Yannick Jadot, alors directeur des campagnes de Greenpeace France. Avec « un simple mail et des mots-clés », Quiros avait pu remettre à EDF plus de 1400 documents internes de l’ONG.
« Contrairement aux détectives dépendant d’un agrément préfectoral, l’intelligence économique n’est pas une activité encore soumise à un contrôle propre », pointe Emmanuel Fansten.
En mars 2011, au moment de l’examen de la loi sur la sécurité intérieure Loppsi 2, le Conseil constitutionnel a raté le coche. En effet, les sages ont considéré que la définition des activités touchant à l’intelligence économique se révélait trop imprécise. Et que son encadrement serait contraire à la liberté d’entreprendre. Les règles du milieu demeurent donc, pour le moment, encore mouvantes.
Geoffrey Le Guilcher
Les Nouveaux Barbouzes – Enquête sur la privatisation de l’espionnage d’Emmanuel Fansten (Robert Laffont), 229 pages, 20 €
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