Le chef de fil de la popliteratur signe un polar historique et mélancolique, sur fond de guerre culturelle par l’image.
« Il n’y a qu’un problème philosophique sérieux : c’est le suicide » écrivit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Le nouveau livre de Christian Kracht s’ouvre par une scène épique de seppuku, le suicide d’honneur tel qu’il est pratiqué au Japon, consistant à s’enfoncer un sabre dans le ventre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
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Le lecteur observe la scène à travers une caméra, placée dans la pièce voisine. Nous ne sommes pas dans un snuff movie du XXIe siècle mais dans l’Empire du Soleil-Levant des années 1930. L’officier qui se donne ainsi la mort, s’il n’est pas nommé, évoque immanquablement Yukio Mishima,qui apparaît d’ailleurs plus loin dans le roman.
L’écrivain et cinéaste ultranationaliste, scandaleux, est notamment connu pour son seppuku d’abord écrit puis filmé, avant d’être mis à exécution en 1970 à la suite d’une tentative de coup d’Etat qu’il n’arriva pas à mener à terme.
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C’est surtout la question du fascisme qui intéresse l’auteur
Dans Les Morts, l’enregistrement sur pellicule du suicide est mis sous pli et envoyé illico au ministère de la Culture de l’Allemagne nazie. Il fait partie d’un vaste plan orchestré par un haut fonctionnaire nippon, Masahiko Amakusa, la “création d’un axe celluloïdique entre Tokyo et Berlin” afin de contrer le pouvoir grandissant d’Hollywood et ses alliés européens.
Si le roman plonge dans les cercles artistiques de Paris à Berlin en passant par Tokyo pour finir à Los Angeles, nouvelle capitale du septième art, c’est surtout la question du fascisme qui intéresse, une fois de plus, son auteur.
Suisse de nationalité, Kracht est l’un des plus importants écrivains d’expression allemande contemporain. Propulsé représentant de la “génération X allemande” par un premier livre devenu culte outre-Rhin, Faserland (1995) ; d’emblée détesté par les critiques bien qu’adulé par des centaines de milliers de lecteurs.
Irritant, insaisissable, brillant, ce baroudeur, à qui l’on doit aussi des reportages d’anthologie, est un phénomène littéraire comparable à Bret Easton Ellis, Michel Houellebecq ou Will Self. Sa capacité à s’inspirer de la culture populaire (musique, cinéma) pour dynamiter les visions conventionnelles de l’Histoire lui valut d’être considéré comme le chef de file d’un nouveau courant littéraire, la popliteratur ou “littérature pop” germanique.
Des procès d’intention symptomatiques d’une époque
Il fut aussi étiqueté “réactionnaire”, qualifié de “Céline germanophone” en raison des sujets qu’il traite : le fascisme, le nazisme ou l’impérialisme européen, qu’il décrit avec une ironie déroutante et bien peu politiquement correcte.
Un univers fait d’incohérences, d’ambiguïtés et de faux-semblants, conçu par ces femmes et ces hommes dépassés par leurs propres actes
Des procès d’intention symptomatiques d’une époque où l’on limite les romanciers aux opinions de leurs personnages, oubliant au passage qu’il n’y a parfois rien de plus efficace, pour combattre le mal, que de le personnaliser afin de mieux le cerner.
Telle est précisément la force des Morts, qui déploie un univers fait d’incohérences, d’ambiguïtés et de faux-semblants, conçu par ces femmes et ces hommes dépassés par leurs propres actes, motivés par des traumatismes d’enfance, brigués par cette part maudite qui les pousse à commettre l’irréparable.
Un monde absurde vu à travers la caméra d’Emil Nägeli
A l’image du sadique mais raffiné Amakusa, personnage incapable de lire en lui-même, ou d’un Charlie Chaplin portraituré en égocentrique tyrannique, cabotin, meurtrier. Inspiré de Yukio Mishima autant que de Georges Bataille, l’érotisme torturé, violent, sensuel qui transpire de bout en bout du récit côtoie le ridicule, le pathétique, la vulgarité des “méchants officiels”, ambitieux qui adhèrent au Troisième Reich et mènent la danse.
Un monde absurde vu à travers la caméra d’Emil Nägeli, l’un des héros, réalisateur suisse choisi par le ministre japonais pour initier son axe celluloïdique, homme tout ce qu’il y a de plus protestant, rigoureux, moral, mais aussi romantique jusqu’au bout des ongles.
Les Morts est le type de livre virtuose qui ne révèle jamais son secret, une énigme qu’on ne saurait résoudre tant il est ouvert aux interprétations multiples. Le roman se déploie par spasmes, jaillissements de morceaux de vies, souvenirs sans liens apparents des protagonistes, qui vont néanmoins tisser la toile splendide de leurs existences mêlées, opposées, confrontées. Les relations intimes, professionnelles ou amicales se dégraderont d’une façon inattendue bien qu’inévitable au bout du compte, à l’image de cette Seconde Guerre mondiale insensée, froide, totale.
C’est sans doute le meilleur livre de Christian Kracht, l’œuvre d’un écrivain qui n’a rien à prouver, marche à l’intuition et aimerait être surpris par ses propres hypothèses. C’est enfin une méditation sur le cinéma, le pouvoir (tout relatif) des images entre une époque qui disparaît, celle du muet, et la suprématie grandissante des faiseurs de spectacles vulgaires, de la propagande de masse, de la manipulation des affects. “Un réalisateur doit être convaincu de la vérité absolue de son sujet, affirme à Nägeli le grand critique d’art Siegfried Kracauer, avec lequel il se lie d’amitié à Berlin. Il doit croire aux vampires, aux esprits, aux miracles. Ainsi seulement peut naître, presto, la vérité.”
Les Morts (Phébus), traduit de l’allemand par Corinna Gepner, 192 p., 18 €
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