Pour David Halperin, pionnier des études gay et lesbiennes aux Etats-Unis, l’homosexualité n’est pas seulement un ensemble de pratiques sexuelles mais aussi et surtout un ensemble de pratiques
culturelles, qui se jouent en les détournant des codes hétéros dominants.
Qu’est-ce que la culture gay ? Comment en définir les contours, les motifs et les fétiches ? Qu’est-ce que la culture elle-même a à voir avec la sexualité ? Qu’est-ce qui rend compte des choix d’objets culturels des gays ? A ces questions, récurrentes depuis l’émergence des réflexions sur le mouvement gay, une majorité d’homosexuels et de spécialistes des pratiques culturelles répond souvent par une forme d’embarras. Comme si une pratique sexuelle ne pouvait pas s’inscrire dans le cadre trop grand pour elle d’une culture proprement dite.
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Le risque de la caricature, du folklore et de l’essentialisation se mêle aussi à la difficulté d’appréhender un phénomène complexe à cause des écarts de générations mais aussi des disparités des goûts internes à la “communauté” elle-même. Si beaucoup d’écrivains ont esquissé des réponses éclairantes à cette question – Jean-Paul Sartre, Susan Sontag, Neil Barlett, Richard Dyer, George Chauncey, Eve Kosofsky Sedgwick… –, la majorité bute sur un obstacle à la fois empirique et politique. Trop éclatée, trop éclectique, la culture gay échapperait à tout effort de conceptualisation, comme si la ramification complexe de ses circuits décourageait celui qui s’y essaie.
« Donner sens à l’esthétique gaie »
A cette négation culturaliste, l’universitaire américain, David Halperin, né en 1952, pionnier des études LGBTQ (lesbiennes, gay, bisexuelles, transgenre et queer) apporte aujourd’hui un contre-point ambitieux. Son livre, L’Art d’être gai, publié dans la collection “les grands classiques de l’érotologie moderne” des éditions EPEL, tente de démontrer que l’homosexualité n’est pas seulement un ensemble de pratiques sexuelles mais aussi et surtout un ensemble de pratiques culturelles. Son objectif est de “faire parler le style, de donner sens à l’esthétique gaie”.
« Si l’on ne distingue pas l’homosexualité comme thème de l’homosexualité comme style, on ne peut pas rendre compte de la logique à l’œuvre dans la culture gaie », écrit-il, pour préciser le cadre de sa description de « la poétique culturelle de l’homosexualité ».
L’objectif de David Halperin est donc bien de décrire « les formes de l’expérience subjective ou les structures collectives de perception que des façons particulières d’agir et de communiquer expriment« . L’hypothèse qu’il soumet durant les 600 pages de son livre est donc celle-ci : et si l’homosexualité était moins affaire de sexe que de culture, d’émotions, de cette combinaison complexe d’affects qu’engendrent les pratiques culturelles comme l’illustre l’amour de certains gays pour Judy Garland ?
Affronter la honte sociale
Avant d’être un livre, L’Art d’être gai (la traduction de Marie Ymonet de How to be gay préfère le « i » au « y ») fut un cours délivré par l’auteur à l’université du Michigan. Un cours qui, rappelle-t-il, fit alors scandale. Connu en France pour de nombreux essais – Que veulent les gays ? Saint Foucault… –, David Halperin dérange souvent au sein même du champ des études gays et lesbiennes, au-delà même des conservateurs homophobes qui comme aux Etats-Unis s’offusquent de ses travaux universitaires. Le sociologue Didier Eribon, pionnier en France des « queer studies », a estimé que l’auteur américain, dont il avait traduit le Saint Foucault, avait plagié l’un de ses ouvrages majeurs, paru en 2001 sous le titre Une morale du minoritaire – Variation sur un thème de Jean Genet (récemment sorti en poches « champs essais »).
Dans ce livre important, Eribon analyse la culture gay comme une manière d’affronter un sentiment de honte sociale : l’appartenance à des catégories infériorisées comme celle des gays produit un type spécifique de rapport au monde, observe-t-il à partir des lectures de l’œuvre de Genet, mais aussi de Proust (voir aussi son dernier livre sur ce sujet, Théories de la littérature aux PUF). Il analyse comment les gays produisent une nouvelle subjectivité et affirment ce qu’ils sont à partir de leur stigmatisation.
Identité gaie et identification gaie
Pour David Halperin, l’enjeu de l’étude consiste moins ici à s’intéresser aux modes de construction de soi, ou aux formes culturelles, aux objets et aux icônes des gays, qu’à identifier “des schèmes de pratiques culturelles qui leur sont propres et différent de ceux des hétérosexuels”. En portant son attention non sur les objets homosexuels mais sur les objets prisés par les homosexuels – des objets queer bien qu’ils fussent créés par des hétéros –, Halperin assume une distinction méthodique entre identité gaie et identification gaie.
« En fait, je cherchais un exemple classique de l’attachement des gais à des objets culturels non gais puisque telle est l’énigme que ce livre essaie de résoudre, afin de comprendre comment la sexualité entre en rapport avec la culture », prévient-il.
La vraie singularité de son analyse – qui en fait autant l’originalité que la limite – tient à sa volonté de ne s’accrocher qu’à un seul objet, sur des centaines de pages ; un objet qui en plus a la bizarrerie d’être isolé parmi des milliers d’autres et semble en apparence décalé par rapport au sujet. Le livre s’attache en effet largement à l’analyse d’une seule scène empruntée à un film de Joan Crawford daté de 1945, Mildred Pierce, qui selon lui, « a joué un rôle central dans le culte que les gais rendaient à Joan Crawford il y a bien longtemps« .
Le mélodrame plutôt que la tragédie
En concentrant son attention sur la seule figure de Joan Crawford, dans un seul film et une seule scène de ce film, Halperin estime qu’il avait largement assez de matériau pour aborder tous les aspects de la culture gaie. Conscient des manques induits par son approche monomaniaque (il aurait fallu étudier des formes esthétiques comme l’opéra, la pop music, la mode, le stylisme, les beaux-arts…), l’auteur confesse “qu’il y a quelque chose de délicieusement pervers à consacrer autant de temps pour réfléchir à la séduction qu’exercent sur les gais la figure archaïque de Joan Crawford et un film largement tombé dans l’oubli”.
Par-delà cette joie perverse, il assume ce choix méthodologique en affirmant que ce cas bien documenté montre “comment des gais ont investi émotionnellement des fragments de culture dominante”. La plupart des icônes gaies (Maria Callas, princesse Diana, Oprah Winfrey, Lady Gaga…) présentent certains traits qu’offrait aussi Joan Crawford : “la tendance à péter les plombs en public, un talent pour le mélodrame et le pathos” par exemple.
Si Halperin ne pense pas qu’il y ait un seul art d’être gai, il rappelle que « la valeur de la culture gaie traditionnelle réside dans ses aspects les plus communément rejetés » : le culte des divas, le snobisme, le goût du drame, la vénération pour le glamour, la caricature des femmes, l’obsession pour la figure de la mère… Des clichés qu’il ne semble pas vouloir éradiquer, mais qu’il préfère déplacer et réajuster à son modèle d’analyse.
“La culture gaie se glorifie de l’inauthentique, qui a le pouvoir de niveler les degrés de sérieux, de démanteler les hiérarchies sociales et de promouvoir un ordre social plus égalitaire – un ordre qui du moins est plus favorable aux groupes stigmatisés et défavorisés”, affirme-t-il. “C’est pour toutes ces raisons que le mélodrame, plutôt que la tragédie, est la forme esthétique qui s’accorde le mieux à la culture gaie”. Le travail de la politique culturelle gaie se résume ainsi selon lui en une formule : « transmuer la tragédie en mélodrame« .
“La folle est toujours debout”
En avançant l’idée que l’homosexualité n’est pas seulement un ensemble de pratiques sexuelles mais un ensemble de pratiques culturelles, David Halperin tient surtout à l’idée que cette culture reste aujourd’hui solide. Contrairement à une opinion de plus en plus dominante, tendant à l’invisibiliser ou l’indifférencier au nom de la conquête effective de l’égalité des droits (mariage homosexuel, homoparentalité…), il estime que la culture gaie ne disparaîtra pas tant que la domination de la culture hétérosexuelle perdurera. Car « une culture qui stigmatise moins l’homosexualité n’est pas pour autant une culture gaie« , estime-t-il. « Ajouter des personnages gais à des formes culturelles dominantes ne rend pas celles-ci plus queer« , pour autant.
« La folle est toujours debout« , assène-t-il. Comme un cri amusé qui s’élève contre le refrain répété de l’éclipse de la culture gaie qu’aurait conditionné la fin de la pertinence du sentiment de singularité et de marginalité. Certes, l’époque a changé par rapport à celle que lui a connue, notamment les années d’avant Stonewall (ces émeutes spontanées de Stonewall en juin 1969 à New York considérés comme le moment de basculement dans le mouvement des droits civiques pour les homosexuels).
“La culture gaie s’enracinait dans ‘l’esthétique du désajustement’, selon la formule de Daniel Harris” rappelle-t-il. “On a nettoyé l’imagination gaie du grain de sable, notre oppression qui l’irritait et lui faisait sécréter le camp comme la nacre d’une perle”, expliquait Harris, “mais on a ainsi dilué la sensibilité gaie, naguère plus concentrée ».
David Halperin fait, il est vrai, le constat que le mouvement gai, notamment anti-assimilationniste et contestataire, s’est essoufflé depuis les années 1990. Il observe que ses étudiants connaissent mal l’histoire des mouvements homosexuels d’avant et même d’après Stonewall, comme si les luttes sociales pour la reconnaissance des droits et des identités des années 60-70 s’étaient diluées dans l’air du temps indifférencié et dépolitisé de la postmodernité.
L’homophobie omniprésente
Face à cet effacement, Halperin défend la nécessité de témoigner en faveur de tout ce qu’il a appris et tiré du mouvement homosexuel qui n’existe presque plus. A cause du sida qui a détruit beaucoup de communautés gaies dans les grandes villes, anciens foyers de cet élan politique ; à cause aussi de la flambée des prix de l’immobilier dans les centres urbains, qui ont dispersé la population gaie ; à cause enfin d’internet, qui épargne aux gais la nécessité de se rendre dans les grandes villes pour trouver des partenaires sexuels, alors qu’autrefois il fallait sortir de chez soi pour se frotter à un monde gai plus radical.
Pour autant, affirme David Halperin, “l’homophobie est toujours là”. Et les enfants gais ou proto-gais grandissent toujours dans un environnement hétérosexuel.
“Dès l’âge le plus tendre, on nous demande de nous comporter d’une façon qui détonne par rapport à ce que nous ressentons ; nous accédons à la subjectivité par une exigence d’inauthenticité ; les aléas sociaux de notre existence nous imposent de jouer un rôle qui implique de maquiller notre subjectivité”, souligne-t-il.
Etre gai se définit ainsi par cette expérience originelle de l’inauthenticité dans laquelle s’élabore la subjectivité gaie. Cette sensibilité exacerbée s’exprime précisément dans l’esthétique camp et produit “cet ensemble de techniques herméneutiques qu’ont développées les gais en dévoilant la dimension artificielle de ce qui socialement fait sens, en détournant ses codes et ses significations avec une ironie sophistiquée, contestataire et résolument théâtrale”.
Une structure collective de perception et une forme partagée d’expériences subjectives
C’est pourquoi David Halperin estime que « la subjectivité gaie sera toujours façonnée par le besoin fondamental qui pousse les sujets gais à détourner la culture hétéronormative, à la rendre queer« . Halperin ne cherche pas à déprécier la culture gaie post-stonewall (celle qui aurait oublié d’où elle vient), mais plutôt à « soutenir ces formes de résistance sociale à l’ordre hétéronormatif qu’une large part de la culture gaie antérieure à Stonewall a représentées et continue d’incarner« . Cet art d’être gai reste indexé à ce détournement de la culture hétéronormative.
Si L’art d’être gai repose ainsi à la fois sur un postulat et sur une méthode de recherche (fixation sur un objet décalé, occultant le foisonnement des pratiques culturelles) que certains pourront discuter, il se dégage de l’analyse le souffle critique et historicisé d’un auteur majeur des études gaies et lesbiennes aux Etats-Unis. Singulier dans sa démarche, radical dans sa manière de défendre un modèle culturel opposé à un ordre normatif dominant, facile à lire quoiqu’un peu filandreux dans la manière qu’il a d’étirer sans cesse son raisonnement, L’art d’être gai éclaire les cavités de cette combinaison d’affects et de réflexes intériorisés qui forment une vraie “culture”, comprise comme une structure collective de perception et une forme partagée d’expériences subjectives.
L’Art d’être gai de David Halperin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Ymonet, (Epel éditions), 622 p, 35 €
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