Une mère prend ses cliques et ses claques et embarque ses gamins en camping-car direction l’Alaska. A travers ce périple “initiatique”, l’Américain signe une belle parabole de l’existence.
Dave Eggers s’est toujours intéressé aux malmenés de l’existence, que ce soit dans ses romans ou livres de narrative nonfiction, ou via ses actions caritatives – les organisations 826 Valencia, Voice of Witness, ScholarMatch… Peut-être parce que le fondateur de la revue McSweeney’s s’est lui-même retrouvé en difficulté, ce qu’il racontait dans son premier roman, le très remarqué A Heartbreaking Work of Staggering Genius, sorti en 2000 et best-seller dès 2001.
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Ses parents sont tous les deux morts d’un cancer à un an d’intervalle au début des années 1990, laissant Eggers élever, à 21 ans, son petit frère de 8 ans, squattant chez ses aînés, un frère et une sœur – celle-ci s’est suicidée en 2001. Parfois, il faut avoir un peu vécu, éprouvé la cruauté, la peur, le malheur, pour pouvoir écrire et comprendre les autres, les saisir, les traduire, nous les donner à comprendre de l’intérieur à notre tour.
Le ras-le-bol d’une héroïne ultra contemporaine
Dans Les Héros de la frontière (paru en 2016 et dont la traduction française sort aujourd’hui), Dave Eggers fait le portrait d’une femme à la dérive, contrainte par la société et un mariage raté à prendre la fuite. Josie est une héroïne ultra contemporaine qui, un beau jour, en a ras-le-bol et claque la porte :
“Elle avait mené une vie confortable, or le confort est la mort de l’âme, qui est par nature interrogatrice, insistante, insatisfaite. Cette insatisfaction pousse l’âme à partir, à se fourvoyer, à se perdre, à lutter et à s’adapter. Et s’adapter c’est grandir, et grandir c’est vivre. Un être humain choisit soit de voir du nouveau, des montagnes, des cascades, des orages mortels, des mers et des volcans, soit de voir les mêmes choses manufacturées perpétuellement remodelées.”
Un jour, donc, Josie choisit : elle prend ses deux jeunes enfants, loue un camping-car et file en Alaska, aux confins de l’Amérique du Nord. Au début, on craint un peu le poncif à chaque page dans cette histoire qui semble déjà vue et revue à travers la culture américaine : le genre “bienvenue chez les paumés”, l’envers de l’Amérique, ses laissés-pour-compte et tutti quanti.
Toute dérive est mélancolique…
En fait, non – c’est toute une vie, dans ces moments les plus humbles comme les plus hénaurmes, que Dave Eggers va raconter à coups de flash-backs, distillant peu à peu des indices nous permettant de comprendre comment une femme qui avait en apparence tout pour elle, un mari, des enfants, une excellente situation de dentiste, va choisir l’errance.
Nous suivons toutes les étapes d’une fuite, sans jamais savoir où elle nous mènera
Et elle va en voir, du nouveau, des montagnes, des orages mortels, et aussi des aires d’autoroute, des chalets désaffectés où squatter, des parcs à caravanes à 45 dollars la nuit, des diners où se saouler, des types louches et des filles bien roulées, des bourgeois et des êtres comme elle à la dérive…
Elle et ses enfants vont lutter, s’adapter, grandir ensemble. Partagés sans cesse entre la peur et la joie, la mélancolie (toute dérive est mélancolique) et l’exultation, nous suivons toutes les étapes d’une fuite, sans jamais savoir où elle nous mènera, sauf à la fin.
« Les Héros de la frontière » s’impose par son atmosphère étrange
Toujours politique, Dave Eggers en profite pour dénoncer des failles dans le système américain – jamais seulement politique, Eggers raconte une errance géographique (ces lieux de transition comme les bars ou les parkings) comme psychique.
On revisite l’enfance de son anti-héroïne, qui se croit traquée mais ne l’est que par son passé, les dysfonctionnements de nombre de familles à travers la sienne, les couples qui prennent l’eau, les rencontres sexuelles décevantes, les rivalités entre amies d’enfance, avec une palette de nuances aussi fine qu’impressionnante.
L’Alaska se révèle hors de prix et ravagé par des incendies ; rien n’est jamais comme on l’avait prévu. Il faut toujours s’adapter, lutter et survivre. Et pour cela, il faut avoir du courage. C’est peut-être le sens d’une vie que trouvera Josie à la fin de cet étrange roman d’initiation – on dit “étrange” car Josie a la quarantaine, mais en apprenant elle-même, elle transmettra cet apprentissage à ses enfants pour les parer pour le reste de leur vie.
Malgré quelques longueurs typiques des romans américains contemporains, Les Héros de la frontière s’impose par son atmosphère étrange, ses détails quotidiens pris dans une saga qui ira vers la fable, comme une parabole de l’existence jamais didactique, donc réussie. Nelly Kaprièlian
Les Héros de la frontière (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin, 400 p., 24 €
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© C. Hélie Gallimard
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