Démodé, le thème du mariage hétéro ? Pas pour l’Américaine Lauren Groff, dont le troisième roman soumet la vénérable institution à un traitement de choc.
Ses parents l’ont baptisé Lancelot, mais ses amis l’appellent Lotto. Un diminutif pour gagnant de jeu de hasard – et de ces jeux, le premier, nommé hérédité, lui a beaucoup donné. Pour mère, une sirène, vedette d’un parc aquatique. En guise de père, un milliardaire de Floride, empereur de l’eau minérale. Né sous semblables auspices, le garçon ne saurait déchoir. A 22 ans, il illumine de son charisme l’université de Vassar où, les narines poudrées de coke, il culbute féministe à piercings, violoniste de jazz, punkette, fille de la campagne et première de la classe.
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Puis, un soir, en un regard, tombe amoureux. D’une blonde, aussi grande et glaciale qu’il est lui-même solaire et séduisant. Noces express, baise sur la plage – “quand elle cria, les goélands cachés derrière les dunes fusèrent vers les nuages bas…” – et bonheur conjugal à New York, où tout ce que la ville compte d’artistes impécunieux et de golden boys en devenir se presse aux fêtes de Lotto et Mathilde.
L’histoire se rejoue
Lors de la publication en Angleterre de son troisième roman, l’Américaine Lauren Groff déclarait au Guardian avoir voulu écrire “un livre subversif qui n’ait pas l’air subversif”. Afin de déconstruire un mariage en apparence béni des dieux, elle y déploie une stratégie de submersion de l’information. Durant la première partie, Lotto, qui s’est découvert un talent de dramaturge, capte toute la lumière.
La croisière s’amuse, les succès s’enchaînent, l’alcool et l’adulation coulent à flots. Puis, dans un second temps, l’histoire se rejoue, vue cette fois depuis les abysses, habitat naturel de son épouse. Place au thriller, avec trafic d’œuvres d’art, détectives privés, galeriste pervers, chantage, rivalités et destins de tragédie grecque.
Car en la personne de Mathilde se rejoignent la plastique de Barbie, l’enfance de Cosette – en pire – et la vindicte calculatrice de la marquise de Merteuil. A ceux qui l’ont autrefois offensée, elle réserve un traitement aussi impitoyable que celui auquel Lauren Groff soumet le vieux roman de mœurs, coupable d’adhérer à “cette façon conventionnelle de raconter les histoires, ces schémas narratifs éculés, ces intrigues touffues sans surprise”.
Polar, Sophocle et Shakespeare
Des surprises, des chausse-trappes, des guet-apens et des coups du sort, Les Furies en est prodigue. Scènes de cul et bribes de pièces de théâtre, chamboulement de la chronologie, élasticité du tempo, intrusions directes de l’auteur – à moins que ce ne soit d’un chœur antique –, alternance de tranchant et de lyrisme : en plaçant des rebondissements de polar sous l’égide de Sophocle et de Shakespeare, Groff slalome entre les registres avec un insolent toupet.
Impressionné par le panache avec lequel elle illustre au passage sa thèse sous-jacente – derrière tout grand homme se cache une épouse plus grande encore –, Barack Obama fit des Furies son livre préféré de 2015, contribuant ainsi au succès d’un ouvrage dans lequel un appétit de fiction hors du commun va de pair avec une maîtrise pour le moins bluffante.
Les Furies (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, 430 pages, 23,50 €
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