Barbe-Bleue vu par ses femmes. La Canadienne Audrée Wilhelmy transforme le conte pour enfants en roman gothique et érotique. Saignant.
Incestes, déflorations sauvages, viols. Loin de l’imagerie Disney édulcorée, les contes de fées, miroirs de nos tourments intérieurs, constituent un réservoir infini de fantasmes, et la littérature ne cesse de s’abreuver à cette source qui charrie une cohorte d’images et de créatures aussi fascinantes qu’inquiétantes. Audrée Wilhelmy, jeune auteur canadienne de 30 ans, a choisi de puiser dans ces eaux sombres la matière même de ses romans. Dans Oss, son premier livre paru en 2011, figurait une femme mi-nymphe mi-sirène, une sorcière et des paysages de cauchemar. Avec Les Sangs, Wilhelmy s’empare cette fois de l’histoire de Barbe-Bleue, le tueur d’épouses en série, en la réécrivant du point de vue de ses femmes.
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Elles s’appellent Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida-Oum, Phélie, Lottä et Marie des Cendres. Toutes les sept ont succombé au charme noir de Féléor Barthélémy Rü, riche bourgeois aux manières délicates et à l’appétit d’ogre sexuel. L’une après l’autre, elles racontent leur aventure avec cet homme, les raisons qui les ont poussées à s’offrir entièrement à lui. Jusqu’à lui faire don de leur vie. Chaque récit est précédé d’une brève description physique qui s’attarde, tels les blasons du XVIe siècle, sur un détail : des jarretelles brunes, une “croupe ronde”, le galbe des seins. Des morceaux de corps auscultés et démembrés par une langue crue et sensuelle, auxquels se greffent, entre les lignes, ceux d’autres héroïnes des frères Grimm ou de Perrault. Echarpée par une meute de chiens avant d’être tuée d’un coup de dague, Phélie rappelle Blanche-Neige poursuivie par le chasseur. Par son seul nom, Marie des Cendres évoque Cendrillon. Et la sublime Lottä idolâtrée par son père rêve à la robe couleur du temps de Peau d’âne.
Barbe-Bleue se mue en apologie de la transgression
Audrée Wilhelmy convoque l’imaginaire des contes pour mieux le pervertir. Et pour retourner comme un gant ensanglanté l’obscure mécanique du désir, alchimie subtile de dévoration et de domination, d’animalité et d’idéal. Allégorie du devoir d’obéissance que doivent les épouses à leur mari, Barbe-Bleue revu par Wilhelmy se mue en apologie de la transgression. Comme chez Sade ou dans Histoire d’O de Pauline Réage, les victimes sont des proies éprises et consentantes qui se sacrifient dans l’espoir d’être aimées absolument, plus encore que celles qui les ont précédées.
Leur soumission corps et âme est aussi leur suprême jouissance en même temps que l’expression du pouvoir qu’elles exercent sur Féléor. La cérébrale Phélie ne note-t-elle pas : “C’est une chose sans rouages, le désir. Ça ne répond à aucune logique. J’aime savoir que je contrôle le sien.” Et plus loin : “Féléor veut que j’écrive un journal. (…) Je ne trouve pas que c’est nécessaire. (…) Mais les mots font partie du mécanisme de Féléor. (…) Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu’il existe dans les mots de quelqu’un d’autre.” Ceux d’Audrée Wilhelmy, gorgés de chair et de sang, composent un vertigineux petit roman gothique à l’érotisme capiteux.
Les Sangs (Grasset), 192 pages, 16,50 €
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