Dans ce cinquième livre, Pierric Bailly s’amuse à précipiter le quotidien d’une famille rurale dans un vrai cauchemar lynchien pour interroger le poids de la paternité moderne.
Le problème, quand on s’appelle Robert et qu’on a 30 ans et des poussières, c’est que, en plus d’avoir un prénom ringard, on doit se fader les surnoms qui l’accompagnent. Pour le narrateur du cinquième livre de Pierric Bailly par exemple, c’est Bobinette. Pas cool. Ou alors Bobby. Un brin plus classe. Plus Dallas.
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C’est de son grand-père, mort la veille de sa naissance, que Bobby/Robert tient son patronyme. Marié, trois lardons, un pavillon sur trois niveaux dans la Jura : la vie semble douce pour le trentenaire. Manœuvre sur des chantiers, il a des goûts simples : longues promenades nocturnes dans la forêt, distillerie de gnôle et visites à sa grand-mère nonagénaire, éternelle amoureuse et amatrice de Canada Dry. Quotidien au grand air. L’existence à la coule.
Soudain l’instabilité s’empare du récit
Mais dès les premières pages du roman, le vernis craque, la bascule guette : Bobby qui tombe sur sa femme et son meilleur pote célibataire Max en pleine action dans le garage ; puis Bobby qui se fout en l’air le pouce au marteau-piqueur ; et enfin Bobby rentrant du boulot qui demande à sa femme des nouvelles des enfants et s’entend répondre qu’il n’y a jamais eu d’enfants. Que les seuls bambins des alentours, c’est ceux de Max et sa femme Alexa. Et soudain l’instabilité qui s’empare du récit. Ce qui débutait comme une chronique familiale rurale vire au cauchemar lynchien.
Entré en littérature la casquette vissée sur le crâne avec Polichinelle (2008), chronique punchlinée des adolescences jurassiennes biberonnées aux beats rap et aux clips MTV, Pierric Bailly n’a eu besoin que d’un seul roman pour s’imposer comme le héraut d’une jeunesse française dissipée et rurale – avant même Nicolas Mathieu, Simon Johannin ou Marin Fouqué. De l’enfance à la jeunesse, et jusqu’au deuil, passage définitif à l’âge adulte, chacun de ses livres se lit ainsi comme un jalon d’une trajectoire intime que la fiction sert à assimiler, à accepter.
Trois ans après L’Homme des bois (2017), récit pudique et beau, seule échappée hors fiction de l’écrivain jurassien pour évoquer la mémoire de son père disparu brutalement, Bailly revient aujourd’hui au roman avec “l’envie de jouer avec la fiction”. Il se penche cette fois sur le volet suivant de la vie d’un homme : la paternité.
Tordre la banalité du quotidien de la vie de famille
Père lui-même, l’auteur s’amuse à tordre la banalité du quotidien de la vie de famille pour la faire progressivement glisser vers le polar fantasmagorique. Guidé par son écriture tendue, déshabillée de fioritures, le récit épouse alors cette forme de folie qui guette les jeunes parents rendus insomniaques par l’enchaînement des nuits de colère. Cet état de semi-conscience laborieux où cohabitent tout à la fois sentiments ambigus et contradictions existentielles, nostalgie d’un célibat abandonné et peur irrationnelle de la perte, extrême fatigue et euphorie familiale.
Comme avec le désarroi adolescent de Polichinelle, la précarité de la vingtaine dans Michael Jackson (2011) ou la tristesse de la perte dans L’Homme des bois, ici chaque mot sonne juste pour dire le piège de la vie paternelle : “A cause des nuits charcutées, des cris perçants, de ces sollicitudes permanentes. De toute cette lenteur pour manger, se laver, se préparer (…). De ces putains d’horaires à respecter. De toute cette rigidité. Enfin, vous connaissez. Et si vous ne connaissez pas, vous pouvez imaginer. Vous avez bien quelqu’un dans votre entourage qui vous a raconté, qui vous a prévenu, qui vous a mis en garde, tout en vous assurant qu’il les aime, ses mômes, que ce n’est pas la question.”
La ruralité contemporaine, entre tradition et modernité
Depuis ses débuts, l’enjeu de la littérature de Bailly est de transmettre le sentiment des choses éprouvées. Alors, encore une fois, toujours en prise avec sa terre natale du Jura, l’auteur s’attache à croquer cette France des campagnes, des bois et des lacs embrumés, des supermarchés discount et du mal-être médicamenteux. Loin des images d’Epinal des vieux taiseux et des rustres au grand cœur, ses mots disent la ruralité contemporaine, entre tradition et modernité. Un espace où le lien entre les générations semble préservé. De même que la diversité sociale.
Dans les romans de Pierric Bailly, il y a des ouvriers qui voisinent avec les néoruraux, leur apprennent la chasse et la distillerie, tout en découvrant l’accrobranche, le trail et le télétravail, amenés par les seconds. Un territoire de quiétude banale et enveloppante si jouissif à transformer en machine à troubles, à fantasmes et à tragédies. Le David Lynch de Twin Peaks l’avait bien compris. Pierric Bailly aussi.
Les Enfants des autres (P.O.L), 208 p., 18 €
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