Dans un texte passionnant entre essai et autobiographie, Rosa Montero réfléchit à ce qui ne tourne pas rond chez les écrivain·es. Entretien.
Faut-il être fou pour écrire ? De Janet Frame à Emmanuel Carrère, listant des auteur·ices qui ont souffert de troubles psychiatriques, de dépressions ou d’addictions, la madrilène Rosa Montero observe leurs cas à la lumière d’études récentes sur le fonctionnement du cerveau. Avec beaucoup d’humour, la journaliste d’El País mêle sujets graves et anecdotiques dans un passionnant livre hybride. Car il ne s’agit pas seulement d’un essai. L’autrice de La fille du cannibale (sorti en France 2006) réfléchit également à son propre sentiment récurrent de perdre pied, qu’elle estime à l’origine de son travail de romancière. Entretien.
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Pourquoi avoir choisi de vous attaquer frontalement à ce sujet de la folie, souvent présent dans vos romans ?
Rosa Montero – C’est le sujet qui te choisit, un jour tu te lèves et tu reçois un télégramme mental : ton prochain livre sera sur la relation entre création et folie. J’en avais déjà parlé dans La folle du logis, il y a 20 ans, et en effet dans beaucoup de mes romans les personnages ont des problèmes mentaux. Ce nouveau livre apporte des réponses à des questions que je me suis toujours posée. Je savais depuis l’enfance que ma tête ne fonctionnait pas très bien et cette sensation s’est renforcée à l’adolescence, quand j’ai eu mes premières crises de panique. J’ai eu besoin de réfléchir à la relation de cette situation avec l’écriture car, comme presque tous les romanciers, j’ai commencé très petite à écrire de la fiction, et je me demandais pourquoi. C’est bizarre, ce besoin qui devient le sens de ta vie.
Vous citez plusieurs auteur·ices et vous relevez que tous·tes ont vécu un traumatisme dans leur petite enfance.
Selon moi, les artistes ont tous le même cerveau. Pour arriver à créer, on a besoin d’un concours de circonstances. L’une d’elles est que nous avons connu dans notre enfance une situation traumatique. Il ne faut pas nécessairement que ce soit horrible, il suffit par exemple que la famille déménage et que l’enfant se retrouve dans une nouvelle école où il est malheureux.
Que s’est-il passé dans votre enfance qui a fait de vous une écrivaine ?
Rien de dramatique, mais il y a bien eu une crise qui a été le commencement, je crois, de l’écriture. Je ne raconte pas, c’est ma vie.
En quoi ces situations traumatiques poussent à la création ?
Pour se protéger, l’enfant fait une dissociation. Il y a d’un côté le “je” qui souffre et de l’autre celui qui ne souffre pas. Ce deuxième “je” est le créateur. C’est lui qui écrit, compose de la musique, peint. Ce deuxième “je” nous aide à ne pas souffrir, mais alors comment ressentir les choses ? Ma théorie, c’est que nous créons pour pouvoir éprouver nos sentiments, nous ressentons les choses à travers nos créations.
Mais qu’est-ce qui différencie les écrivain·es des autres artistes ?
De tous les créateurs, nous les écrivains avons le plus de problèmes mentaux et le taux de suicide le plus important. Mais ça ne dit pas que, pour être écrivain, il faut nécessairement être malheureux.
Vous dites que votre imagination se met en route toute seule. La création de fiction est un processus particulier.
Une des conditions pour être créatif est l’immaturité du cerveau. Le cerveau n’est complètement terminé qu’à 30 ans et, au début de la puberté, il y a un moment important. Jusqu’alors, tous les neurones sont interconnectés, c’est pourquoi les enfants ont cette imagination incroyable et font des choses qui apparaîtraient comme un délire psychotique chez un adulte. Par exemple, parler avec un ami imaginaire. À la puberté, les connections neurologiques inutiles sont coupées pour concentrer le cerveau sur l’utile. Ça a été important dans l’évolution humaine, se concentrer pour chasser le mammouth. Mais environ 20 % de l’humanité ne vit pas ce moment, leur cerveau reste celui d’un enfant. Parmi ces 20%, il y a les gens qui ont des maladies mentales, et ceux qui sont des créateurs. J’ai un cerveau d’enfant, avec une imagination que je ne peux contrôler.
Dans votre livre, vous citez beaucoup Emmanuel Carrère.
Je l’adore. Je l’ai découvert avec L’adversaire et j’ai tout lu depuis. Lorsque j’étais en train de préparer ce livre, il a publié Yoga, qui traitait de la relation entre création et folie. Je parle beaucoup de lui car il constitue une illustration importante de ces sujets.
Parmi les romancier·ères que vous avez étudié·es, qui vous a le plus intéressée ?
Janet Frame, une écrivaine néo-zélandaise qui a eu une vie horrible. À 20 ans, elle a été internée à cause d’un diagnostic erroné. Elle a subi plus de 200 électrochocs. Dix ans plus tard, à sa sortie, elle est devenue une romancière reconnue et à la fin de sa vie elle a dit avoir eu beaucoup de chance, parce qu’elle a pu écrire. C’est très touchant.
Propos recueillis par Sylvie Tanette
Le danger de ne pas être folle, de Rosa Montero, éd. Métailié. Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse. 288 pages, 20,80 €.
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