Game of Thrones sur la Lune, queer SF, thriller lovecraftien, space-opera, dystopie vintage, il y en avait pour tous les goûts.
Luna, de Ian McDonald
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Dire que l’on guettait avec impatience le retour du Britannique Ian McDonald relève de l’euphémisme, lui qui avec Le Fleuve des Dieux puis La Maison des derviches nous avait précédemment offert coup sur coup deux joyaux qui n’ont pas attendu pour rejoindre le panthéon de la SF contemporaine, deux romans-monde, œuvres exotiques, ambitieuses et chorales à l’exigence romanesque étourdissante. Mais on se souvient aussi d’une utilisation récurrente de termes locaux et de néologismes qui pouvaient légèrement entacher le plaisir de lecture. Il rétablit ici la balance : toujours très immersif, ce qu’il perd en originalité, le récit le gagne en fluidité, McDonald ayant de plus simplifié ses appétences métaphysiques au profit de ressorts dramatiques plus classiques, mais ô combien efficaces.
2110 : Les 5 Dragons, puissantes dynasties industrielles, se disputent sous l’égide de la LDC (compagnie opaque censée réguler les intérêts privés) le business des extractions de ressources sur la Lune, ce nouvel eldorado qui permet à la Terre de pallier la pénurie de matières premières. Ici c’est la loi du plus fort qui prévaut, vous pouvez en être réduit à vendre votre urine pour maigrement subsister face aux besoins de vos quatre fondamentaux (oxygène, eau, carbone et réseau), jauges que votre lentille augmentée vous rappelle en permanence, les plus riches ayant eux un assistant personnel virtuel pour toutes les tâches du quotidien.
Une mythologie qui renvoie sans détours aux grands récits américains sur l’appropriation du sol : vivre dans cet environnement hostile est une lutte de tous les instants, il est très facile de tomber malade, voire de mourir, l’atmosphère est extrêmement dangereuse et la moindre inattention peut être fatale.
Qui décide de se lancer dans l’aventure peut aussi faire une croix sur son passé : en cause, notamment, une faible gravité qui condamne biologiquement les Terriens à rester, là où les natifs lunaires ont une morphologie différente, plus grands, élancés et large de buste.
Cinq familles donc, et autant de dizaines de protagonistes (on s’y fait rapidement mais le début, malgré le glossaire de personnages, est peu ardu, surtout que cela ressemble à un système féodal libertin, tout le monde est multi-sexuel, peut avoir plusieurs conjoints ou mères porteuses). Ici, pas de droit pénal, seulement du droit contractuel, rien de tel donc pour renforcer cette idée de Far West futuriste.
Le cœur du roman se concentre principalement sur le conflit entre Corta et McKenzie, qui avec leurs entreprises respectives et sur le grand modèle dramatique des sagas familiales et autres soap dynastiques se livrent une guerre de sexe et de sang pour l’obtention de certains territoires. Trafics d’influence, divorces, tentatives d’assassinats, complots, rythment l’histoire au travers de courts chapitres particulièrement dynamiques. L’enjeu en tout premier lieu, l’héritage de la société Helio-Corta : sa matriarche Adriana Corta, mourante, devant composer avec cinq enfants tous plus complexes les uns que les autres et leur éviter de sombrer dans une lutte fratricide pour la succession.
Un personnage qui donne d’ailleurs une profondeur de champ certaine à l’histoire, elle qui relate magnifiquement la sienne de manière intime à sa confidente, depuis sa jeunesse jusqu’à la débâcle terrienne et son arrivée sur la lune il y a plusieurs décennies.
Conclusion ? Un foisonnement de personnages parfaitement caractérisés, une construction de récit impeccable, un entremêlement de nœuds affectifs et de manœuvres politiques, une richesse de situations font de Luna un roman dont il est très difficile de s’extirper. Vie socio-économique et technologies sont décrites avec précision et inventivité (on n’en attendait pas moins de la part d’un auteur qui excelle définitivement dans la discipline) et l’on sent bien que ces quelques 500 pages ne sont qu’un prélude à la tragédie shakespearienne qui se dessine. Ah oui, parce qu’il s’agit du premier tome d’une trilogie, précisons-le. A n’en pas douter les fondations d’une saga qui promet donc son lot de vendettas et de baisers empoisonnés. Un exercice de style, certes, mais un insolent travail d’orfèvre. (Denoël Lunes d’Encre, 465 pages)
Spire (tome 1)“Ce qui relie”, de Laurent Genefort
Inauguration aux éditions Critic d’un nouveau cycle pour le maître français du space opera, ce premier volume s’intitulant de manière fort à propos “Ce qui relie”. Le pitch : contraints de rester quelques jours sur Arrhenius après que leur vaisseau s’est abîmé à l’atterrissage, Leenor et Hummel découvrent une colonie sous-développée, mal desservie par les grandes lignes commerciales. Qu’à cela ne tienne, ils vont créer la leur.
Ce sont des navis, ces pionniers de l’espace qui n’ont pour passion que les voyages interstellaires et la découverte de nouveaux mondes. Bien sûr, de grosses compagnies affichent déjà leur hégémonie sur le terrain, mais ils ambitionnent eux de relier les zones les plus reculées, telle la “zone des confins”.
Petit à petit, contractors et autres mercenaires se joignent à eux, équipés de cargos en plus ou moins bon état. Cette compagnie sera baptisée la Spire, elle espère prospérer à court terme dans l’optique de devenir à son tour l’une des plus importantes de l’univers. Ce dernier est accessible en une multitude de points puisque ce ne sont pas moins de 20 000 portails qui sont disséminés ici et là : ils seraient l’œuvre d’une civilisation inconnue, les Vangk (déjà croisée des amateurs notamment dans le sensationnel “Cycle d’Omale” du même auteur), l’un des personnages ayant d’ailleurs pour hobby la recherche d’artefacts lors de ses sorties spatiales.
On est ici dans le pur roman d’aventure, ces imposants vaisseaux ne sont que des caravelles des temps futurs, et Laurent Genefort, dans son rôle de conteur populaire, se balade littéralement, ce qui rend la lecture de ses romans pour le moins confortable. Un livre aisé d’approche, au rythme trépidant, doté d’une galerie de personnages et de planètes naturellement amenée à grossir au fil de l’histoire.
Car le plaisir est véritablement là, celui d’assister à la naissance d’une entreprise, à chaque étape de son expansion, de l’obtention des bureaux jusqu’aux attendus premières contrats. Chaque territoire apporte son lot de découvertes, de faune, de mœurs ou d’infrastructures (concis, précisons-le, on est loin d’Ursula Le Guin ou de Jack Vance), chaque mission apporte son lot d’imprévus et de situations périlleuses.
Une multitude de dangers qui voient les protagonistes parfois prendre des décisions qui vont à l’encontre de leur intérêts, quitte à interférer dans les politiques locales. Des héros peut-être un peu dénués d’épaisseur, un des rares défauts que l’on pourrait constater, mais le roman a d’autres velléités que de s’épancher sur d’énièmes failles existentielles.
Un casting qui permet donc de multiplier les arcs narratifs, tant en termes d’intrigues que de coups bas, la concurrence mettant tout en œuvre pour saboter les ambitions de la Spire. Comme dans Luna mentionné juste au-dessus, on est dans un esprit proche de la ruée vers l’or et de la conquête de l’Ouest, tant dans les rapports de force que les négociations. Les batailles ne se font pas ici seulement avec des armes, mais aussi des prêts bancaires.
“Ces colonies ont besoin de temps. Elles conquièrent leur environnement centimètre par centimètre. Vous les poussez à développer une rentabilité avant même qu’elles aient une viabilité. Une fois sur quatre, la pression est trop forte, elles n’y survivent pas”.
Nous voilà donc en présence d’une excitante mise en place, qui n’a d’autre ambition que de divertir et qui laisse augurer de sacrés moments de bravoure. Et si le récit manque tout de même un peu de sense of wonder, les dernières pages mettent indubitablement la bave aux lèvres. Tome 2 en octobre. (Critic, 308 pages)
La Panse, de Léo Henry
Inédit en poche chez Folio SF (qui n’a ces jours-ci de SF que le nom), le deuxième pour Léo Henry, gros espoir de la nouvelle génération d’auteurs français, La Panse chasse lui sur les terres du thriller lovecraftien. Quelques années que Bastien n’a plus aucune nouvelles de sa sœur jumelle Diane. Leurs parents, tout comme lui, vivent dans une espèce d’immobilisme à attendre son retour prochain. Chômeur, désœuvré, Il décide de prendre l’initiative de partir à sa recherche totalement à l’aveugle. Seule certitude, elle se serait volatilisée du jour au lendemain comme le lui apprend l’une de ses collègues chez les sapeurs-pompiers de Paris.
En réussissant à se connecter à son mail, il tombe sur un nébuleux message mentionnant un bâtiment à la Défense dans un langage des plus obscurs. Bastien s’y rend et s’immisce dans une fête à l’imagerie pouvant vaguement évoquer celle du manoir d’Eyes Wide Shut, chef-d’œuvre de Kubrick : derrière son masque, il est certain de reconnaître sa sœur, qui ne semble plus vraiment être elle-même, mais se fait immédiatement sortir par la sécurité.
Dès lors, il est approché par un homme mystérieux qui lui propose de travailler pour une entreprise de nettoyage : ses équipes recourent pendant les pauses à une certaine forme de méditation aux conséquences non négligeables. Prêt à tout pour retrouver Diane, Bastien accepte et va se laisser happer par les pratiques de ce groupe, que ses amis tenteront désespérément de lui présenter comme une secte.
Cette organisation semble bien pernicieuse, ses membres agissent de manière sournoise avec différents degrés d’habilitation. Un écran de fumée qui cacherait en fait les agissements d’une société secrète millénaire, un Paris aux pouvoirs occultes qui va l’entrainer dans une spirale de l’horreur, tout en pertes de repères et paranoïa.
Polar d’infiltration à la lisière du fantastique, La Panse choisit un cadre pour le moins original au travers du quartier de la Défense, ce concept d’“architecture sacrée” comme l’eut si bien décrit Houellebecq dans son ouvrage sur Lovecraft, et l’inscrit dans une mythologie urbaine et moderne tout en sous-sols hallucinés, ces grandes zones vides géantes qui résonnent encore des passages de rave-parties illégales.
On se perd progressivement avec le personnage dans une espèce de nihilisme, espérant inconsciemment le coup de fouet qui redonnerait un sens à sa vie (il vit de plus séparé, voit peu sa fille). Vers le milieu du roman, prisonnier de cette aliénation professionnelle, existentielle, Bastien s’ennuie, et le lecteur un peu avec, passage sans doute obligé pour s’identifier et pénétrer le livre de manière littérale. Et ne faire plus qu’un.
Car c’est ici le tour de passe-passe de l’auteur : celui de finir par construire un unique lieu, cette dimension herculéenne de la peur, cette suggestion de l’inconcevable. Un roman à la lecture duquel on se sent finalement un peu vaseux, mais qui vous hantera de sa perception cauchemardesque durant de nombreux jours. (Folio SF, 290 pages)
Membrane, de Chi Ta-Wei
Roman originellement paru en 1996 et s’offrant une sortie poche, Membrane fait office d’ovni dans le spectre de la science-fiction puis qu’il peut se targuer de n’être pas moins que le tout premier roman de SF LGBT chinoise. Bien que la notion de genre ait été explorée et questionnée dès les années 70 par certains auteurs féministes, elle était surtout l’apanage des pays dit “progressistes”.
Le Taïwanais Chi Ta-Wei explore ici le sujet via la prospective technologique : fin du siècle actuel, il est désormais devenu difficile de vivre à la surface de la Terre (seule l’armée s’y livre à des affrontements), les trous dans la couche d’ozone et les rayonnements solaires ayant forcé la population à se retrancher dans des cités sous-marines.
Momo y est une esthéticienne réputée dans le traitement de la peau, business qui se révèle de fait naturellement porteur. C’est aussi une jeune femme très solitaire, qui n’a jamais véritablement compris l’absence de sa mère, le dernier contact qu’elles ont eu remontant à cette opération très importante que Momo a subi lorsqu’elle avait 10 ans : porteuse d’un virus ravageur, elle avait dû subir la transplantion de multiples organes et un changement de sexe.
En parallèle de ses outils classiques de travail, il lui arrive d’utiliser de manière confidentielle une technologie nommée M-Skin, une crème à même de fabriquer une particule de peau permettant de ressentir grâce à ses membranes sensorielles l’intégralité du vécu du patient, tant physiquement que psychologiquement. A l’origine utilisation militaire, elle lui donne ainsi la possibilité de vivre une multitude de situations par procuration et de pratiquer ce que l’on pourrait presque qualifier d’espionnage érotique.
Sa mère annonce un jour sa venue et son désir de revoir sa fille à l’occasion de ses trente ans. Un évènement déclencheur : de nombreux souvenirs vont remonter à la surface, la jeune femme va se découvrir la volonté d’éclairer certaines zones d’ombres de sa vie et, dans de nombreux flashbacks, percer à jour les secrets de son identité dans une cascade de révélations toutes plus inattendues les unes que les autres.
Outre son côté légèrement surannée dans son approche technologique, Membrane est un livre extrêmement original, d’une liberté de propos certaine : il étudie les problématiques du corps, de la conscience, l’ontologie, met au premier plan l’idée de transgenre, questionne l’éthique et l’usage du clonage reproductif dans le progrès médical au travers d’une histoire des plus singulières, poétiques et vénéneuse qu’il soit. Une véritable source de réflexion science-fictionnesque sous couvert d’une mécanique de thriller. Autant vous dire que c’est chaudement recommandé. (Le Livre de poche, 221 pages)
Nous, de Evgueni Zamiatine
Les éditions Actes Sud se seraient-elles pris de passion pour la littérature de science-fiction russe ? Après Telluria de Vladimir Sorokine le mois dernier, voici donc une nouvelle traduction à priori définitive, directement depuis le texte d’origine – et collant à l’actualité car nous fêtons le centenaire de la révolution – pour ce roman précurseur du début du XXe siècle, qui aura influencé pas moins que le 1984 d’Orwell et Le Meilleur des mondes de Huxley, soit le saint diptyque du roman d’anticipation dystopique.
Le modèle pour ces classiques est flagrant : écrit en 1920, rapidement interdit et circulant de manière clandestine, Zamiatine décrypte à sa manière le système soviétique à venir, anticipe les dérapages totalitaires. Numéro parmi tant d’autres, D-503 est un des constructeurs du vaisseau spatial L’Intégral, destiné à convertir des supposées civilisations lointaines à ce bonheur préfabriqué et “mathématiquement infaillible”.
Les chapitres consistent en de courtes notes quotidiennes qu’il écrit afin de témoigner du plaisir à vivre sous le régime du “Bienfaiteur”. Mais il va découvrir et tenter de nourrir un sentiment nouveau qui se manifeste en lui : l’individualisme. Et c’est l’amour en la personne de I-330, discrète dissidente, qui lui ouvre les yeux, l’initie à la liberté et le questionne sur le bien-fondé de cette prison invisible.
Dans cette grande citée de verre, régie par “l’Etat unitaire”, la vie de ces numéros est réglée avec minutie, heures de réveil, travail, détente, jusqu’aux rares moments d’intimité à demander en amont. Tous y sont égaux, soumis, surveillés. L’oppression comme prétexte. La suite, on la connait, ce cauchemar dont tant d’œuvres s’inspireront. Essorée dans son concept, mais malheureusement plus d’actualité que jamais, la contre-utopie trouve ici son embryon ultra-visionnaire, imaginée il y a quasiment un siècle et finalement plus accessible et moderne que ses rejetons – sans toutefois en atteindre l’essence absolue.
L’espoir révolutionnaire tué dans l’œuf, Zamiatine affiche sa peur d’un Etat tout-puissant et se permet le luxe de se démarquer de ses pairs par la prédiction hallucinante de l’étouffement technologique, trouvant un écho retentissant dans la super-puissance actuelle des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) et de leurs algorithmes techno-fascistes. Et si ça avait été là la démonstration de son génie : avoir deux coups d’avance sur tout le monde. (Actes Sud, 234 pages)
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