Près de dix ans après, l’auteur signe une variation sur “L’Amour et les forêts” et orchestre une savante mise en abyme.
Susanne vit avec ses deux (grand·es) enfants et son mari. Celui-ci s’enferme tous les soirs dans sa cave, délaissant une femme en déprime pour écouter de la musique. Elle va découvrir qu’une parcelle seulement de leur maison lui appartient, mais aussi que si son mari l’abandonne chaque soir, c’est pour regarder du porno. Elle le quitte, sa fille se met à la haïr, son fils l’oublie peu à peu, elle sombre dans la dépression, se retrouve en HP, moment choisi par l’odieux mari pour lui imposer un divorce qui la spoliera de tout.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On va certes un peu vite, mais en développant dans Sarah, Susanne et l’écrivain l’histoire d’une femme victime d’un tel mari, Éric Reinhardt semble vouloir reprendre son plus grand succès, L’Amour et les forêts (2014), au risque d’une impression de déjà-vu. Peut-être pour répondre à la polémique qui avait éclaté peu après sa sortie, quand une lectrice s’était plainte de plagiat, clamant que l’écrivain se serait inspiré du récit qu’elle lui avait fait de sa vie, notamment par mail. À l’époque, l’affaire s’était réglée par un accord financier.
Un procédé littéraire peu exploité
Près de dix ans plus tard, l’écrivain semble vouloir y apporter une réponse toute littéraire en mettant en scène sa façon de travailler à partir d’une histoire qu’une lectrice lui aurait confiée. Une certaine Sarah lui écrit en lui demandant de faire le récit de sa vie, postulat étrange, mais passons… Elle devient alors Susanne, dans le roman qui s’écrit au gré de leurs échanges, Sarah intervenant souvent, même si mollement.
Si l’idée est intéressante, le résultat se révèle frustrant : Éric Reinhardt (colauréat du prix Les Inrockuptibles 2020 pour Comédies françaises) n’exploite finalement que peu le procédé d’échanges entre le créateur et la personne qui l’inspire, s’évertuant un peu trop à se cacher, alors que la création aurait dû davantage révéler l’écrivain à travers ce qu’il met de lui-même dans son personnage, les raisons qui l’ont mené à choisir une telle histoire, etc. Pour ça, il faudra attendre le dernier quart du roman.
Où les passions se révèlent
Dans une mise en abyme narrative dont Reinhardt a le secret, l’auteur, le sujet et le personnage de fiction se reflètent respectivement dans un virtuose jeu de miroirs. Vingt ans auparavant, une nuit, à Venise, chacun·e a éprouvé du désir pour une femme ou un homme sans oser le lui manifester. C’est là où l’écrivain se révèle enfin aussi présent que Sarah elle-même, sinon plus, dans le personnage de Susanne. Et c’est là où le secret de l’écriture se dévoile le mieux. À Venise, l’objet du désir s’appelait Jonathan ou Joanna, selon qui parle, et il est aussi question de Ruskin, dans ce roman sur la passion de l’art, de la lumière, la passion de voir. Référence évidemment proustienne, dans un entrelacs de signes se réverbérant entre eux.
Au prosaïsme vulgaire du mari, Reinhardt oppose un mystérieux tableau représentant un couvent qui fascine Susanne, ou encore la lumière de l’automne perçue à travers les vitres de la gare de Lyon. À la vulgarité, il oppose la quête de sacré. Se jouent au fond deux romans en un : celui d’un couple qui se délite, et un autre, profond, ample et beau, réseau de motifs proustiens pris dans un tapis jamesien.
Sarah, Susanne et l’écrivain d’Éric Reinhardt (Gallimard), 432 p., 22 €. En librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}