L’historienne Fanny Bugnon revient sur le rôle et l’image des femmes dans les mouvements révolutionnaires qui, d’Action directe à la Fraction armée rouge, ont commis des actes violents. Les médias occultent souvent l’aspect politique de ces “femmes terroristes”, en les considérant comme des furies perverses ou des amoureuses manipulées. La violence féminine inquiète et fascine à la fois.
Les médias les ont surnommées « les amazones de la terreur ». Elles, ce sont les militantes des organisations politiques violentes nées dans la deuxième moitié du XXe siècle : Action directe, la Fraction armée rouge allemande, les Brigades rouges italiennes… Tour à tour décrites comme des furies, des sorcières, des pasionarias, ou encore des amoureuses manipulées par des hommes pygmalions, elles n’ont pas reçu le même traitement médiatique voire judiciaire que leurs homologues masculins.
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Pourquoi la violence politique de ces femmes a-t-elle constitué un tabou ? Dans quelle mesure est-elle liée à l’émergence d’une deuxième vague du féminisme ? Fanny Bugnon, docteure en histoire (université Rennes 2), pose ces questions, parmi bien d’autres, dans Les “Amazones de la terreur » (Payot, mars 2015).
Dans ce livre, vous ne traitez que des figures terroristes féminines, pourquoi avoir mis les hommes de côté ?
Fanny Bugnon – Globalement, quand on pense au sexe de la violence, on pense aux hommes parce que l’économie générale de la violence est exercée par les hommes et les femmes en sont généralement les victimes. Dans le cas de la violence politique, la situation est différente : femmes et hommes sont impliqués et visibles. Si j’ai donc distingué les “femmes terroristes” des hommes, c’est parce qu’elles ne sont pas du tout considérées de la même façon que leurs homologues masculins. Pourtant, l’impensé masculin demeure prégnant : on parle de “femmes terroristes”, pas d’“hommes terroristes” mais de “terroristes” tout court. Dans cette deuxième moitié du XXe siècle s’est forgée une catégorie spécifique : celle de « femmes terroristes ».
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La présence masculine est considérée comme allant de soi, alors que celle des femmes interpelle. Elles sont remarquées parce qu’elles sont des femmes, et on les remarque toujours avec le sentiment que c’est une éternelle nouveauté. Il y a une forme de déni d’antériorité, car en définitive, les femmes violentes ont toujours existé, même si les formes de la violence ont, elles, évolué. Les femmes terroristes ou nihilistes dans la Russie de la fin du XIXe siècle étaient remarquées, les anarchistes sous la Commune aussi. Il y a également quelque chose de particulier qui se joue dans cette deuxième moitié du XXe siècle en lien avec la deuxième vague du féminisme, qui vient poser la question du sujet politique qu’incarnent des femmes, dans un contexte également marqué par le renouvellement de la contestation de l’après-68 et la radicalisation d’une frange militante.
Pourquoi est-on si surpris face à la violence des femmes ?
L’anthropologue Françoise Héritier (Collège de France) qualifie la différence des sexes de “butoir de la pensée”. On peut faire le parallèle avec l’accès des femmes à la violence légale. Malgré la présence – à partir des années 1930 en France, et non sans obstacles – de femmes dans l’armée, dans la police, elles sont toujours renvoyées à l’idée qu’elles ne sont pas à leur place, que leur accès à la violence légale est illégitime, car elles ne seraient pas capables, par nature, d’assurer le maintien de l’ordre. On constate la même chose concernant la violence illégale. Cette catégorie de « femmes terroristes » fascine et repousse tout à la fois. Elles sont dépolitisées de façon sexuée à travers des comparaisons avec des figures récurrentes, comme les amazones, les sorcières, les pétroleuses. Par exemple, dans son réquisitoire lors du procès de l’assassinat de Georges Besse, le patron de Renault par Action directe, l’avocat général a estimé que “le plus horrible, le plus choquant, c’est que les tueurs soient des tueuses”. Il y a là sous-jacente l’idée que les femmes sont faites pour donner la vie. On les renvoie constamment à la maternité. Ce n’est pas un hasard si cette catégorie de « femmes terroristes » se forge dans cette deuxième moitié du XXe siècle, au moment où la deuxième vague féministe fait du corps des femmes un enjeu politique, où cette norme maternelle est redéfinie par la dépénalisation de l’avortement et l’autorisation de la contraception. Le fait que ces « femmes terroristes » se posent en égales des hommes perturbe. Cela est d’autant plus vrai qu’elles ne sont pas cantonnées à des tâches subalternes, mais qu’elles sont au contraire sur tous les fronts. Et pourtant, on ne recueille pas leur parole alors qu’on observe quantité de discours sur elles.
D’où vient l’expression “amazones de la terreur” que vous utilisez en titre ?
Elle a été employée par plusieurs médias pour désigner les militantes des organisations armées françaises et allemandes. Mais on la retrouve aussi pour désigner des Japonaises, des Italiennes, des Palestiniennes.
Vous abordez notamment “la figure de l’amoureuse”, souvent utilisée pour expliquer l’engagement de ces activistes…
C’est un classique. On relativise souvent l’engagement des femmes en usant d’un registre sentimental, qui peut être réel mais qui n’est généralement pas forgé à partir de ce que ces femmes disent, mais à partir d’interprétations que l’on fait de leurs trajectoires. On les renvoie aux affects, aux sentiments plutôt qu’à leur capacité de réflexion. On les met dans une position de génitif social à l’égard des hommes, afin de les déresponsabiliser, de souligner leur rôle passif, leur position de suiveuses, toujours vis-à-vis d’hommes. A cette relativisation sentimentale s’ajoutent deux autres registres : l’érotisation et la pathologisation. On mobilise ainsi le registre de l’érotisation en utilisant le corps de ces femmes pour démontrer leur supposée déviance morale. La presse a ainsi publié des clichés d’activistes françaises et allemandes dénudées en les présentant comme des femmes aux mœurs légères et dévoyées.
Comme Paris Match, qui accompagne des photos dénudées de Gudrun Ensslin, militante de la Fraction armée rouge dès sa création en 1970, du sous-titre “Gudrun, du porno à la révolte”. Il faut préciser que ces images proviennent d’un film expérimental réalisé en 1967, dans lequel Gudrun Ensslin apparaît seins nus, bien loin de la pornographie. Il n’empêche, la confusion est faite. A partir de là, on va mettre l’accent sur une trajectoire un peu marginale, aux frontières morales jugées suspectes, afin de montrer que l’engagement dans une organisation violente n’est que le continuum de cette supposée déviance morale. Enfin, on observe la mobilisation du registre de la pathologisation, avec l’idée de démontrer qu’il y a un désordre social, sexuel chez ces femmes, souvent présentées comme des traîtresses à la maternité. La figure de la mauvaise mère ou de la nullipare est très présente, alors qu’on n’évoque jamais la paternité des activistes hommes. Dans ces trois catégories, on note un point commun : la parole de ces femmes n’est guère prise en compte. On cherche avant tout à dépolitiser leur engagement. Or, ces catégorisations n’existent qu’au féminin et ne s’appliquent pas aux hommes. On ne parle pas de leurs sentiments, on ne les érotise pas, on s’intéresse peu à leur apparence physique. Si la pathologisation existe aussi pour les hommes, elle se construit sur un autre registre : celui du délire de toute-puissance, ou la paranoïa, mais jamais à propos de la paternité.
Pourquoi certaines activistes se sont-elles retrouvées comparées à des sorcières ?
Parce que c’est une figure référentielle sexuée puissante. La sorcière, c’est la femme qui sème le mal, la désolation, tout en étant érotisée. Des articles de presse parlent donc de la chevelure aux reflets roux de Joëlle Aubron [Action directe, ndlr] et de son “chaudron de confiture”, ou du fait que les femmes « s’affairent autour du feu », qu’elles parlent de manière « venimeuse », avec des « serpents qui leur sortent de la bouche ». On trouve beaucoup de références à cette figure d’une femme dangereuse voire cruelle, qui fascine et inquiète. Je relate notamment une anecdote très parlante au sujet de cette idée de la cruauté : il y a eu une méprise phonétique autour d’une déclaration des enquêteurs suite à l’arrestation de membres d’Action directe en février 1987. Nathalie Ménigon, qui aimait beaucoup les animaux, aurait donné à ronger à ses “hamsters” le cartable en cuir de Georges Besse, après son assassinat. Sauf que les hamsters sont des rongeurs de végétaux et que le cuir ne se ronge pas. Mais le fantasme, reposant sur une vision d’une femme sadique, déshumanisée, a tout de suite pris et a été relayé par la presse. Cette serviette en cuir a en vérité été découpée pour en faire un “holster”, un étui pour arme à feu. Peu de journaux ont rendu compte de leur méprise phonétique, ce qui a contribué à construire une figure sadique, perverse, méchante de la terroriste, qui n’a pas son équivalent chez les hommes. Elle rencontre d’autres figures féminines du désordre, mythologiques ou historiques, sans équivalent masculin : furies, amazones, pétroleuses, ou pasionarias. Aujourd’hui encore, on continue à voir la violence des femmes à travers un filtre très sexué, mêlant inquiétude, stigmatisation, fascination et érotisation. La violence des hommes, elle, ne mobilise pas tant d’imaginaires sociaux.
Pourquoi ce besoin de relativiser la figure terroriste féminine ?
C’est la réactivation du vieux fantasme du désordre des sexes. Le même qu’on a pu observer pour la Révolution française quand on a interdit les clubs politiques de femmes, l’engagement des femmes dans les armées révolutionnaires, quand, plus tard, on leur a interdit de porter le pantalon, ou d’exercer certaines professions, en considérant que cela était contraire aux « lois de la nature ». Dans la seconde moitié du XXe siècle, les femmes sont toujours présentées comme du côté de la vie, et non de la mort, de la violence. De plus, les articles de presse sur les procès de ces organisations font souvent le lien avec le féminisme. Ils parlent de l’émancipation des femmes à travers l’accès à la contraception, le divorce par consentement mutuel, etc., et dressent un parallèle entre une société en mouvement, qui tend vers l’égalité en droits entre les sexes, et ces « femmes terroristes ». Ce contexte du féminisme de la deuxième vague, des femmes qui prennent leur autonomie vis-à-vis des hommes, va alimenter la manière dont on va redéfinir cet ordre des sexes soi-disant perturbé. Pour les opposants à l’idée de l’égalité entre les femmes et les hommes – les antiféministes – il y a l’idée que ces “amazones” sont la partie émergée de l’iceberg, le bout de la chaîne d’une revendication égalitaire issue de mai 68 qui vise, selon eux, à dénaturer l’ordre social, et en particulier les femmes. Ce poids de l’antiféminisme est classique dans les périodes où les choses bougent, où apparaît une peur du changement, de la confusion des sexes qui entraînerait la société à sa perte. Dans le cas des “amazones de la terreur”, on se dit que si elles tuent, c’est qu’elles sont sorties des “bornes de leur sexe” pour reprendre une expression de la Révolution française, et qu’on se trouve du coup dans une rhétorique qui est celle du désordre social, du chaos.
Vous mentionnez le fait que Le Figaro parle alors de “terrorisme unisexe”, que recoupe cette expression ?
Le terme unisexe est au départ employé concernant la mode, en particulier le pantalon porté aussi bien par les hommes que par les femmes. Pour certains, cela préfigure un brouillage des sexes, une confusion des genres bien plus large. Cela n’est pas propre à la deuxième moitié du XXe siècle puisqu’il existe notamment des gravures antiféministes du début du XXe montrant des femmes en train de fumer le cigare pendant que les hommes sont réduits en esclaves domestiques. Le point commun est le fantasme de l’indifférenciation, voire de l’inversion entre les sexes.
Ces femmes activistes de différentes organisations communiquaient-elles entre elles ?
Ce que l’on sait, c’est que les organisations révolutionnaires armées étaient en contact, que ce soit pour des questions de logistique, d’hébergement de militants clandestins, de déplacements. Il ne faut pas oublier que certains de ces militants et militantes ont bénéficié d’entraînements militaires dans des pays du Moyen-Orient dans les années 1970, où ils ont donc pu se croiser. Je pense notamment aux Japonais et aux Allemands qui ont effectué des séances d’entraînement au maniement des armes. Concernant la Fraction armée rouge allemande et Action directe, en plus d’avoir une matrice politique proche, ces deux organisations ont annoncé leur rapprochement en 1985 au sein d’un Front des révolutionnaires d’Europe de l’Ouest. Cette situation a souvent été expliquée par la fragilisation des deux organisations suite à plusieurs vagues d’arrestations.
Les « Amazones de la terreur » de Fanny Bugnon, 240 pages (Payot)
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