L’auteur du cultissime “Homme-dé” dans les seventies, Luke Rhinehart, revient avec une charge anticapitaliste hilarante, où des envahisseurs hallucinent en voyant comment vivent les hommes.
Pendant longtemps, on a cru que Luke Rhinehart était l’auteur d’un seul roman : le proto-punk L’Homme-dé, virulente charge anti-establishment, devenu culte dès sa sortie en 1971. Certains, dont j’étais, ne l’ont découvert que plus tard, lors de sa réédition française en 1998 par les Editions de l’Olivier, avec l’impression de faire partie d’un petit club de lecteurs qui se le repassaient sous le manteau sans trop savoir qui était le sulfureux Rhinehart.
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Etait-il dingue et psychiatre, tel le narrateur de son roman appelé “Luke Rhinehart”, qui un beau jour décidait de jouer toutes ses décisions aux dés, laissant le hasard, le jeu, l’humour, prendre les rênes de son existence ? Neuf livres plus tard (dont plusieurs suites de L’Homme-dé, toujours non traduites) et chapeau de cow-boy vissé sur la tête, George Powers Cockcroft (de son vrai nom) se retrouve devant nous pour parler de son nouveau roman, Invasion.
Une satire au vitriol de l’Amérique d’aujourd’hui
A 85 ans, cet homme en fait très tranquille vit à la campagne avec sa femme, tout de même rencontrée sur un coup de dés quand il avait 20 ans : “Je l’ai croisée en voiture, elle m’a beaucoup plu. J’ai lancé les dés pour savoir si je devais faire marche arrière, ce que j’ai fait car les dés étaient positifs. Mais j’avoue que j’ai toujours été un lanceur de dés assez minable. Contrairement à certains de mes lecteurs qui vont beaucoup plus loin”, nous raconte-t-il en riant dans le bureau de son éditeur à Paris.
Avec Invasion, il signe à nouveau une comédie plus sombre qu’il n’y paraît, une satire au vitriol de l’Amérique d’aujourd’hui – autrement dit, de l’Occident –, voire de la nature humaine. Parce que ça va mal, très mal, au cas où l’on ne s’en serait pas rendu compte.
“Priez pour qu’on nous envoie quelqu’un d’un autre univers pour nous sauver !”, s’exclame-t-il même, après nous avoir asséné que, cinquante ans après Mai 68, il n’y a que peu d’espoir de voir les hommes se rebeller contre une société au capitalisme de plus en plus violent.
Rencontre avec Luke Rhinehart à la Maison de la poésie, Paris
Avec son roman, il exauce son propre vœu : une pluie de boules de poils venant d’un autre monde va s’abattre sur le nôtre. Une sympathique famille américaine va en adopter une, ne sachant pas trop de quoi il s’agit, pour s’apercevoir à ses dépens que ce drôle d’animal a les capacités intellectuelles de hacker le Pentagone, au risque de se retrouver tous pourchassés par le FBI et la CIA, la famille s’étant prise d’affection pour sa “balle de volley de plage poilue”.
“Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est une grande influence”
Ce que font ces boules poilues – foutre un sacré bordel –, elles le font pour une seule raison : parce que “c’est rigolo !” “Le sérieux est une maladie qui rend les gens malheureux. Il faut s’amuser, il faut jouer, explique Luke Rhinehart. Déjà avec L’Homme-dé, je voulais montrer pourquoi les gens sont généralement malheureux et comment les sortir de leur malheur. Jouer aux dés, c’est un gimmick pour leur dire qu’ils sont coincés dans leur vie, dans le seul rôle qu’on leur a assigné, et qu’ils pourraient vivre une vie plus riche s’ils essayaient d’autres choses Nous sommes multiples et il faut embrasser notre multiplicité.”
“Mon invasion d’aliens est aussi une attaque contre le sérieux”
“Je suis influencé par le bouddhisme, l’idée que notre ‘soi’ est une source de misère car trop étroit, qu’on prend notre identité trop sérieusement. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est une autre grande influence : elle y montre comment la société impose ses règles aux femmes et les empêche de faire ce qu’elles veulent, elles ne peuvent donc pas avoir une vie heureuse. Et cela limite aussi les hommes. Mon invasion d’aliens est aussi une attaque contre le sérieux.”
Si, dans L’Homme-dé, le propos de cet ex-étudiant en psychologie relevait davantage de la philosophie, voire de la métaphysique, disant qu’au fond l’être humain ne contrôle rien – “car ce que j’ai appris en psychiatrie, c’est qu’aucun homme ne comprend vraiment les raisons de ses actes. Celles-ci seront toujours superficielles et peu ressemblantes au réseau complexe d’agents qui sous-tendent ces décisions” –, Invasion est plus directement politique. Presque trop évidemment, parfois.
Sous ses effets absurdes, comiques, on comprendra vite qu’il s’agit d’un prétexte que s’offre Rhinehart pour dire que “le capitalisme à l’américaine a, depuis huit ans, violemment exacerbé les inégalités dans notre pays”. Montrer les êtres humains à travers les yeux des aliens l’autorise à une fausse candeur et un vrai bon sens : “Ils se disent : ‘C’est quoi cette espèce idiote capable de se massacrer elle-même ?” On rit beaucoup en lisant Invasion. Mais au fond, on a tort : on devrait être terrifiés. Et pour une fois, pas par les aliens.
Invasion (Aux Forges de Vulcain), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Guévremont, 448 p., 22 €
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