On en exagère sans doute la gravité au regard des autres “vraies” guerres (sociales, militaires), qui agitent le présent, mais la guerre verbale que se livrent adeptes et ennemis du wokisme forme le visage d’une fracture intellectuelle et littéraire de plus en plus vive.
D’un côté, le camp des “wokistes” défend, au nom d’un éveil éthique à l’égalité, la déconstruction des préjugés racistes ou sexistes contenus dans des œuvres (comme en témoigne la réécriture récente des livres de Roald Dahl). De l’autre, le camp anti-woke dénonce, au nom de la liberté de création, la nécessité de ne pas réduire des œuvres littéraires à un message et surtout de ne jamais les censurer. Chacun d’entre nous a un avis tranché et absolutiste sur le sujet, alors que, comme le suggère Philippe Forest dans son essai, Déconstruire, reconstruire, la querelle du woke (Gallimard), on aurait besoin d’une “appréciation nuancée qui, au lieu d’anathémiser expéditivement l’un ou l’autre des deux camps en présence, prenne en compte pareillement les arguments que les “éveillés” mettent en avant et ceux que leur opposent leurs adversaires”.
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D’autant plus qu’en dépit de leurs divergences, tous les protagonistes de cette querelle défendent en miroir deux formes d’identitarismes rigides : les wokistes exigent de la littérature qu’elle contribue à l’indispensable reconstruction qui, seule, sauvera l’humanité du mal qui la menace, les anti-woke attaquent la “french theory” et la “pensée 68”, qui seraient selon eux à la racine de cette aspiration à tout déconstruire. Or, ce qui importe selon Forest, à distance de chaque camp, c’est bien de “déconstruire ce qui se reconstruit aujourd’hui”, plutôt que de “reconstruire ce qui avait été déconstruit hier”, c’est-à-dire une manière de “reconsidérer” (et non de démolir) les textes et le monde. La littérature “ne parle en faveur ni d’une identité positive (…) ni d’une réconciliation de l’humanité avec elle-même à laquelle elle devrait activement contribuer”. À ce titre, la littérature donne à la fois tort et raison au wokisme. “Disons plutôt qu’elle lui donne tort mais tout en montrant aussi en quoi, en partie, il a néanmoins raison”.
L’équivoque du woke exige cette articulation complexe mais féconde entre une attention aux effets humiliants des œuvres artistiques et la reconnaissance du “sens du négatif” qu’elles contiennent aussi, par-delà le bien et le mal.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 23 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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