Après Ravel et Courir, Jean Echenoz consacre le troisième volet de ses vies romancées à un scientifique dandy et visionnaire qui finira dans la misère. Envoûtant.
Quand on est jeune, on pense que l’aventure, c’est parcourir le monde. Quand on vieillit, on a compris que l’aventure consistait d’abord à vivre – à explorer ce territoire fait d’obstacles, de dangers, de surprises, qu’est une vie. C’est ce qu’a saisi Jean Echenoz, 63 ans, auteur naguère de romans d’aventures décalés, comme L’Equipée maltaise, écrivain aujourd’hui de destinées individuelles, trajectoires intimes perturbées.
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Il y a eu cette merveille d’incision qu’est Ravel (2006), portrait du compositeur qu’on a dit aussi autoportrait de l’auteur, puis il y a eu Courir (2008), ou la vie d’Emil Zatopek, athlète tchécoslovaque, et aujourd’hui, comme pour clore un triptyque de “vies de”, il y a Des éclairs, ou la vie romancée d’un scientifique, Gregor, inspiré de Nikola Tesla (1856-1943).
A chaque fois, Echenoz semble avoir été attiré par la charge romanesque que comporte chacune de ces vies heurtées à… Heurtée à la maladie dans le cas de Ravel, heurtée à la politique de son pays dans le cas de Zatopek, heurtée à lui-même dans le cas de Gregor. Des éclairs semble être l’apogée de ce triptyque : de ces tragédies écrites par Echenoz, la vie de ce scientifique rêveur semble être la plus fatale, romanesque, mystérieuse, puisque son ennemi n’est pas extérieur mais intérieur.
Comment se sabote-t-on ? C’est comme si Gregor allait pousser à l’extrême le dandysme à l’oeuvre dans la personnalité de Ravel. On se sabote à force d’orgueil, de vanité, d’aveuglement. Gregor sera, via sa spécialité, l’électricité, à l’origine de la radio ou de l’internet. Mais à force d’accumuler les erreurs stratégiques, ou simplement de bon sens – refuser de l’argent et un contrat au bon moment –, il finira seul, dans la misère. C’est peut-être pour cela qu’écrit Echenoz aujourd’hui, pour saisir le mystère de ces moments, inexplicables, où un personnage bascule par les choix qu’il fait – infimes sur le moment mais qui auront une importance capitale dans sa vie – dans un destin individuel, comme disait Houellebecq en parlant du personnage principal de La Carte et le Territoire.
Et c’est peut-être aussi pour cela que, de ces trois romans, ce sont Ravel et Des éclairs qu’il réussit le mieux. Deux vies de dandys qui aiment s’isoler, et souffriront de s’être crus au-dessus de la mêlée des hommes. Gregor vit dans une suite au Waldorf Astoria, développe une phobie des microbes, n’a jamais touché une femme et passe sa vie à aimer en secret celle d’un de ses amis.
“Il apparaît d’abord qu’il aime mieux être seul et vivre seul en général, et se considérer dans les miroirs plutôt que regarder les autres, et se passer des femmes bien qu’il leur plaise beaucoup car il est fort beau, fort grand, brillant et beau parleur, il n’a pas quarante ans, il est à prendre. S’il n’est certes pas indifférent, n’aimant pas mieux les hommes, à ce que les dames se pressent discrètement autour de sa personne, il semble jusqu’ici qu’il désire peu qu’elles se rapprochent au-delà d’un seuil précis.”
C’est cet empêchement à vivre, cet empêtrement dans trop d’esthétisme qui rend Gregor, comme avant lui Ravel, profondément émouvant, humain au fond, quand Zatopek ne ressemblait qu’au lapin Duracell forcé de s’agiter pour accompagner un système (soviétique). Le sportif ne transpirait pas, et c’est peut-être cette étrangeté qui le désincarnait trop pour nous impliquer – alors que si Ravel et Gregor semblent désincarnés, c’est qu’ils ont choisi d’être au-delà des hommes, et c’est cela même qui les rattrapera tôt ou tard, et tôt ou tard les rappellera à leur humanité violemment, cruellement.
On ne comptera pas sur Echenoz pour s’apesantir : il écrit une tragédie, pas un drame. Et les tragédies sont d’autant plus cruelles, inaltérables, qu’elles se jouent en sourdine. Pour ne jamais nous prendre en otage d’une émotion qui serait trop facile vu son sujet, il opte pour un ton non pas distancié, qui serait encore trop échenozien, mais pour une narration faussement ingénue, comme s’il s’agissait de faire un portrait naïf, presque enfantin. Pour cela, il use de raccourcis dans sa phrase, s’exhibe en commentateur d’une scène. Et d’un passage qui pourrait être désespérant de solitude, il bouscule sa fin d’une pirouette pour mieux dédramatiser :
“Toutes ces mondanités. Qu’il est donc fatigant d’être à l’intérieur de soi, toujours, sans moyen d’en sortir, considérer toujours le monde depuis cette enveloppe où on est enfermé. Et ne pouvoir, à ce monde, montrer de soi qu’un extérieur maquillé tant bien que mal en s’aidant de miroirs. Plus envie de rien, d’un coup. Petit accès de tristesse.”
A force de fausse ingénuité, comme s’il racontait cette histoire aux enfants, Echenoz a écrit plus qu’une vie : un conte. Avec Des éclairs, c’est à un cauchemar enchanté qu’il nous convie, à travers un protagoniste tellement pressé de se déréaliser qu’il se transforme sous nos yeux en prince enfermé dans une tour, une forteresse narcissique imprenable.
Enfermé en lui-même, Gregor est de ces beaux au bois dormant qu’aucun éclair (de conscience) ne viendra réveiller. Pris dans ses propres sortilèges, sa vie acquiert, par la grâce de l’écriture d’Echenoz, une charge symbolique aussi puissante que celle d’une Cendrillon ou d’un Petit Poucet. Un héros frappé de son propre sort.
Des éclairs (Minuit), 176 pages, 14,50 €. En librairie le 23 septembre.
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