Le journaliste Jean-Baptiste Malet vient de publier une enquête édifiante sur les dessous peu reluisants de l’industrie mondialisée de la tomate.
Plus c’est gros, plus ça passe. La tomate est si omniprésente dans nos existences qu’on ne la remarque même plus. Pizza, ketchup, plats préparés, junk food… le journaliste toulonnais Jean-Baptiste Malet a eu l’idée inédite de se pencher sur cet « aliment-condiment universel », dont on ignore tout.
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De la Chine au Ghana, en passant par l’Italie et la Californie, il déroule une enquête édifiante sur une denrée bien moins inoffensive qu’on ne le pense. En suivant une démonstration implacable, il fait le lien entre le marché de la tomate et l’avènement d’un capitalisme débridé. « Aucune autre marchandise de l’ère capitaliste n’est parvenue à une telle hégémonie globale », raconte l’auteur. Comment se fait-il alors que personne n’ait pensé avant à aller fouiner du côté de cet or alimentaire ?
« La tomate d’industrie est à la tomate fraîche ce qu’une pomme est à une poire. C’est un autre fruit, une autre géopolitique, un autre business. La tomate d’industrie est un fruit artificiellement créé par des généticiens, dont les caractéristiques ont été pensées pour être parfaitement adaptées à sa transformation industrielle. Cette tomate n’est pas ronde : elle est oblongue. (…) Elle est tellement ferme qu’elle n’éclatera jamais, même si elle est placée tout au fond de la benne, sous la masse de plusieurs centaines de kilos récoltés. »
Un marché annuel de 10 milliards de dollars
C’est dans sa Provence natale que Jean-Baptiste Malet a eu le déclic, lorsqu’il découvre des barils de concentré de tomates chinois derrière la fameuse conserverie hexagonale Le Cabanon. Les barils sont étiquetés « Made in China ». L’ancienne coopérative, qui utilisait les récoltes d’une centaine de producteurs français et produisait un quart de la sauce tomate consommée en France, importe désormais directement le concentré de tomates de Chine. En revanche, les petites conserves continuent d’être étiquetées « Made in France ».
Un tour de passe-passe permis par la loi européenne, qui autorise ce mensonge sémantique. Vaguement « transformée » et conditionnée en France, la mixture réalisée à partir de tomates chinoises, en Chine, devient miraculeusement française.
La tomate réalise depuis les années 1980 une percée économique fulgurante, sans trop attirer l’attention sur elle. L’auteur est allé rencontrer des magnats de la tomate, tous plus riches les uns que les autres, en Chine, en Californie, en Italie… « Loin de l’image bonhomme du fruit joufflu que colportent les marques par leurs logos et leur communication, des hommes d’affaires se livrent pour elle une guerre économique impitoyable. » La filière de la tomate représente pas moins de 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel.
Pulpe fiction : une histoire barbare
Une filière que Jean-Baptiste Malet a remontée consciencieusement. D’abord, en prospectant quelques décennies en arrière. Heinz, qui fait partie d’un groupe de marques se hissant au titre de cinquième plus grande compagnie au monde de l’industrie agro-alimentaire, joue un rôle pionnier dans l’invention de la mondialisation. Née en 1876, Heinz Company a créé l’un des plus célèbres symboles de l’américanisation du monde, avec sa bouteille de ketchup. Bien avant Ford, son fondateur, Henry John Heinz, a inventé le travail à la chaîne et le management féroce.
En Italie, le développement de la tomate comme patrimoine national est directement lié au fascisme, nous apprend-on. Une idée du régime mussolinien dans l’espoir d’accéder à l’autarcie. En 1938, les fascistes promulguent une loi planifiant la production de tomates d’industrie. L’Italie devient vite un géant incontournable de la filière mondiale. Aujourd’hui encore, elle exporte une grande partie des conserves de tomates, entières ou en concentré. Pourtant, elle se contente plus souvent de reconditionner le concentré reçu de Chine que de produire sa propre marchandise. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à employer la mention « produit en Italie ».
En Chine, ce sont de véritables « goulags » du capitalisme qui s’organisent pour produire des centaines de milliers de tonnes de concentré de tomates. Dans les champs, les cueilleurs sont rémunérés 24 euros la journée s’ils récoltent 2 tonnes de tomates. Soit 1 centime le kilo. L’auteur évoque une « guerre commerciale de la tomate » avec ses « bataillons d’ouvriers chinois ». La Chine ne consomme presque pas le triple concentré qu’elle produit. Il est destiné à être dilué et agrémenté de substances non mentionnées ensuite, telles que l’amidon ou le soja.
Un véritable « cartel de la tomate »
Tout cela se passe en Italie, et majoritairement dans la région de Naples. La péninsule méditerranéenne importe quasiment la totalité de la marchandise chinoise pour la refabriquer. Et exporte ensuite mondialement « ses » conserves. La corruption fait le reste. L’auteur a découvert que l’industrie de la tomate était une filière de choix pour le blanchiment d’argent mafieux. Détournement du régime douanier, stocks avariés vendus en Afrique… Un véritable « cartel de la tomate » sévit.
https://www.youtube.com/watch?v=tGC_CXgxR5Q
(A travers ses campagnes de pub agressives, le groupe Petti aime promouvoir un savoir-faire qui n’est pas le même pour tout le monde : aux Italiens la marchandise produite localement en Toscane, au reste du monde le baril de concentré chinois, reconditionné dans le sud de l’Italie.)
Cette criminalité organisée produit une grande partie du concentré de tomates que nous consommons. Dans les usines italiennes, « c’est bien la même boîte contenant le même concentré qui sera consommé dans le monde entier. La variété de l’habillage maintient vivante l’illusion du choix. Tel est le capitalisme : en apparence, il porte la promesse de ‘diversité’, de ‘concurrence’, de ‘liberté’ pour le consommateur, mais dans les faits, il ne sert que des intérêts particuliers. »
L’exportation de marchandise impropre à la consommation en Afrique, mais au prix imbattable, a en dernier lieu entraîné la chute de l’industrie de la tomate sur le continent. Des pays comme le Ghana ou le Sénégal ferment leurs usines et arrêtent de s’approvisionner auprès des producteurs locaux, causant la migration de milliers de personnes vers… le sud de l’Italie. Là-bas, les travailleurs africains récoltent pour la mafia les tomates d’industrie qui les ont contraints à quitter leur pays. Leur salaire est le même que les travailleurs chinois : 1 centime pour un kilo récolté. Voilà toute la cruauté circulaire de la tomate.
L’Empire de l’or rouge, de Jean-Baptiste Malet (Fayard) 288 pages
Droit de réponse de la société Cabanon le 30 juin 2017 :
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