Nous sommes entré dans la civilisation du léger, diagnostique le philosophe Gilles Lipovetsky dans son nouvel essai, De la légèreté. Du culte de la minceur aux sports de glisse, des objets miniaturisés aux utopies light, le léger serait devenu le motif dominant de notre époque.
Du vide au léger, le basculement qu’opère aujourd’hui le philosophe Gilles Lipovetsky s’ajuste à l’évolution de notre époque depuis trente ans: une évolution palpable bien qu’aérienne, avérée bien qu’éthérée. De L’ère du vide, qu’il théorisa dans un livre à succès en 1983, l’auteur déplace son curseur vers le motif du léger pour définir notre temps présent.
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Son nouvel essai, De la légèreté (Grasset) prend acte de tout ce qui dans nos pratiques sociales, nos fantasmes et nos impératifs esthétiques conduit vers un horizon obsessionnel : le léger, le fluide, le mobile.
« Le léger innerve de plus en plus notre monde matériel et culturel, il a remodelé notre imaginaire », souligne Lipovetsky. « Le léger est devenu l’un des grands miroirs où se reflète notre époque (…) Partout s’affirme, au cœur de l’âge hypermoderne, le culte polymorphe de la légèreté ».
L’auteur documente son intuition au fil de huit chapitres précis, explorant autant les modes de consommation que les pratiques du corps, la révolution numérique que la mode, l’art que l’architecture et le design, l’éducation que la politique… Toutes les sphères qu’il étudie en éclairant leurs spécificités propres (objets, corps, alimentation, maison…) semblent s’adapter à ce que Nietzsche prophétisait de son vivant: « ce qui bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds déliés« . La légèreté serait ainsi devenue un « fait social total« , chargé de valeurs technologique et économique, fonctionnelle et psychologique, esthétique et existentielle. Une obsession est ainsi diagnostiquée: alléger la vie.
Le nouvel âge de la légèreté
Au fil de ses observations argumentées, l’auteur parvient à donner chair à cette obsession, en cartographiant les indices disséminés de ce nouvel âge de la légèreté. On ne pense qu’à chasser le gras, rendre les corps fluides, les alléger du pensant de la corporéité, les faire glisser sur des surfaces aquatiques (surf) ou bétonnées (skate). On consomme des produits de plus en plus miniaturisés, grâce à l’économie de l’immatériel…
Tout en se préservant de la double tentation de faire de ce goût de la légèreté une apologie ou à l’inverse une critique morale, Gilles Lipovetsky définit son objet comme une « exigence anthropologique » voire « un principe d’organisation sociale« , et même « une valeur esthétique« .
« Insoutenbable » ?
La somme accumulée de ces signes éclatés validant cette emprise du light dans notre vie quotidienne ne protège pourtant pas du versant sombre de cette légèreté, dont Milan Kundera disait qu’elle est toujours « insoutenable« .
Si tout y est plus souple, l’existence est aussi « désorientée, insécurisée, hautement fragilisée« , observe Lipovetsky. Si les hymnes au plaisir prolifèrent, « l’anxiété et les dépressions sont sur une pente ascendante« .
La démultiplication des dispositifs légers « ne parvient pas à éliminer le mal-être, le stress et la dégradation de l’estime de soi générés par l’emprise des normes performantielles ». L’individualisation de la vie sociale s’accompagne de « crises subjectives et intersubjectives à répétition« . C’est le paradoxe que l’auteur met à jour:
« La révolution du léger progresse, mais l’harmonie dans nos vies est introuvable : elle ne nous a pas rendus plus heureux. Tout est fluide mais chacun court après le temps qui manque ».
Si nous avons gagné beaucoup « en légèreté de faire« , nous aurions perdu « en légèreté intérieure« . « Plus que jamais, nous ressentons la difficulté à vivre léger« , insiste l’auteur, pour qui le danger de notre époque n’est pas la légèreté frivole, mais « son hypertrophie » : la manière dont elle envahit l’existence et étouffe les autres dimensions essentielles de la vie, comme la réflexion, la création, la responsabilité éthique ou politique.
Comment, alors, contrer cette légèreté dominante, qui lorsqu’elle forme l’exclusive ligne d’horizon de notre projet de vie butte sur une impasse ? Peut-être faudrait-il réinvestir le cadre parfois suspect de l’épaisseur, comme un motif parallèle et salutaire, dont il appartient à chacun de définir les contours, et d’ajuster les équilibres dans son rapport avec le style aérien de nos existences en apesanteur et pesantes.
Gilles Lipovetsky, De la légèreté, vers une civilisation du léger (Grasset, 368 p, 21 euros) sortie le 7 janvier
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