Une héroïne coincée dans la même journée : c’est le point de départ de ce nouveau phénomène éditorial international, écrit par une Danoise vivant recluse depuis plus de deux décennies. Un roman fou, philosophique et addictif.
C’est quand même une drôle d’histoire. Tara Selter, spécialiste de livres anciens installée avec son mari dans la région de Lille, séjourne à Paris en ce mois de novembre pour quelques rendez-vous professionnels. La soirée se termine et elle rentre à son hôtel. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, elle réalise qu’elle est en train de revivre la journée précédente. Les mêmes quotidiens s’étalent sur les tables, où sont assises les mêmes personnes ayant les mêmes gestes – une tranche de pain tombe par terre exactement de la même façon que la veille. Le phénomène se reproduit les jours suivants. Pas de doute : le monde est coincé dans la journée du 18 novembre et Tara est la seule à s’en apercevoir. Ce pourrait être un remake d’Un jour sans fin, célèbre comédie romantique avec Bill Murray et Andie MacDowell. C’est bien plus intéressant.
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Solvej Balle, née en 1962, a suivi des études de lettres puis d’écriture créative à Copenhague avant d’émerger dans la littérature danoise dès 1986, à 24 ans, avec un premier roman qui racontait l’histoire d’une fille coincée sur une île. Elle a continué à publier et la presse saluait l’audace formelle de cette autrice adepte de formes courtes – l’un de ses romans, simplement titré &, fait 37 pages. Un recueil de nouvelles,
En vertu de la loi, a été traduit en 1997 chez Gallimard/“L’Arpenteur”. Et puis Solvej Balle a disparu. Elle est allée vivre sur une île et n’a plus rien publié, se consacrant entièrement à l’écriture du Volume du temps, entreprise littéraire peu commune puisque sept tomes sont prévus. Chez Grasset, son éditeur Joachim Schnerf raconte : “C’était une étoile montante de la littérature au Danemark, elle a décidé de se couper de la vie sociale de Copenhague pour écrire cette série et cela lui a pris une vingtaine d’années. Et elle s’auto-édite, dans une volonté de maîtriser son texte jusqu’à l’impression. En fait, elle s’est affranchie de toutes les règles éditoriales et littéraires.” Balle a reçu en 2022 le prestigieux grand prix de littérature du Conseil nordique pour ses trois premiers tomes, et la série, devenue un phénomène éditorial, est aujourd’hui traduite en vingt-trois langues. Solvej Balle continue à y travailler ; le sixième tome sortira l’automne prochain au Danemark.
Ce qui est passionnant, c’est que Le Volume du temps n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, de la littérature fantastique : c’est le portrait émouvant d’une femme qui prend sa vie en main. Car Tara rentre chez elle, retrouve son mari Thomas, tente de lui expliquer ce qui se passe. Jour après jour, elle lui raconte que le 18 novembre se répète, mais il ne la croit pas. Il est dans le 18 novembre, chaque matin il est étonné de la voir – il la croyait à Paris. De guerre lasse, elle s’installe dans la chambre d’amis et le regarde vivre. Tous les jours, il fait exactement la même chose, aux mêmes heures. Rarement on a mieux décrit l’incompréhension qui peut s’installer au sein d’un couple, les vaines discussions sans fin, la routine.
Dans le deuxième tome, Tara part – “Comment continuer à vivre dans la même maison quand on n’est plus qu’une moitié de couple” – et se rend chez ses parents, qui ne la croient pas non plus. Pour la première fois de sa vie, elle doit se débrouiller seule, et fait progressivement l’apprentissage de l’indépendance. Et puisqu’elle a du temps, elle décide de lire, écouter, observer, réfléchir. Le temps s’écoule, les saisons lui manquent. Elle voyage en train vers le nord de la Suède pour voir la neige, puis jusqu’à Montpellier pour connaître un semblant d’été. Personnage extrêmement attachant, elle ne comprend rien à ce qui lui arrive, doit apprivoiser courageusement chaque nouvelle situation ; enfin, elle va se mettre à écrire. Jour après jour, elle consigne ce qu’elle découvre et ce qu’elle pense, et dans sa totale solitude, l’écriture est sa façon d’appréhender sa nouvelle vie. L’enjeu du Volume du temps est avant tout de donner à suivre un cheminement intérieur : “Mais peut-être suis-je seule, tout simplement”, confie Tara.
Le roman peut être lu de différentes manières : comme une série addictive, car l’autrice fait preuve d’une réelle efficacité narrative. Ou comme une réflexion philosophique sur la condition humaine, la solitude, l’incommunicabilité. Et c’est aussi un grand roman européen, car Solvej Balle a choisi une narratrice moitié belge moitié britannique, vivant en France et parlant plusieurs langues, qui va profiter de ce temps suspendu pour circuler d’une frontière à une autre. On devine en tous cas à ces deux premiers tomes que ce Volume du temps est une construction littéraire remarquablement structurée, de toute évidence pensée à l’avance, qui raconte moins une histoire linéaire qu’elle n’en explore diverses facettes. Entreprise d’envergure donc, mais portée par une écriture minimaliste, sans effets, à la fois précise et poétique dans sa description des mille petits détails de la vie quotidienne, que la narratrice apprend à regarder. Sylvie Tanette
Le Volume du temps, tomes 1 et 2 de Solvej Balle (Grasset), traduit du danois par Terje Sinding, 252 et 288 p., 18,90 € et 19,90 €. En librairie le 6 mars.
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