Soixante ans après le massacre d’Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, on découvre enfin ce roman qui en rendait compte à chaud. Un livre essentiel où la France est vue par un Afro-Américain fuyant le racisme de son propre pays.
Il y a des bizarreries éditoriales qu’on ne s’explique pas. Pourquoi, par exemple, ce roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre, n’avait jamais été traduit en France ? Il l’est seulement aujourd’hui, soixante ans après son écriture et les évènements qu’il décrit. Les évènements en question sont mentionnés, sur cette traduction que l’on doit aux éditions Christian Bourgois, sur le bandeau rouge de la couverture : “Paris, 17 octobre 1961 : ‘Ici, on noie les Algériens’.” Il y a soixante ans avait lieu le massacre que la France a eu à cœur de faire oublier durant des décennies, en pleine guerre d’Algérie, les meurtres de plus de 200 émigré·es arabes lors d’une manifestation.
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“Tandis que les ‘sections de combat’ chargeaient, des rangées de policiers armés de matraques et de mitraillettes bloquaient chaque rue et interdisaient toute fuite. Les charges de la police isolaient de petites poches d’Algériens ; chacune de ces poches était ensuite entourée par des flics qui tabassaient méthodiquement hommes, femmes et enfants. Simeon vit des vieillards matraqués après qu’ils furent tombés à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. Lors de scènes d’un sadisme inouï, Simeon vit des femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée. Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve.”
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Cette scène arrive à la fin du Visage de pierre, comme le climax d’une atmosphère de plus en plus viciée, de plus en plus tendue, insufflée par William Gardner Smith en petites touches d’abord, et qui vont monter en puissance dramatique. Car la vie est ironique. Simeon, un journaliste afro-américain qui a fui la ségrégation, le racisme ordinaire, la violence que les Blancs se permettent toujours envers les Noirs, vient de s’installer à Paris, où les Noirs américains sont bien reçus. Or, il va peu à peu découvrir qu’au pays de la liberté et de la fraternité règne un autre racisme, une autre violence et une ségrégation : contre les Arabes.
Huis clos étouffant
Il aurait pu continuer de mener une vie tranquille rive gauche, installé dans une petite chambre d’hôtel à deux pas du Luxembourg, passant du café Le Tournon aux clubs de jazz de Saint-Germain-des-Près, où il croise une faune hétéroclite, à moitié alcoolique, d’Européens et d’Américains venus vivre “libres” à Paris – tous, dans une parfaite inconscience, voire indifférence. Mais il rencontrera Hossein et Ahmed. Ce dernier l’emmène dans les quartiers Nord de la ville, là où vivent les émigrés. “C’était comme à Harlem, pensa Simeon, sauf qu’il y avait moins de flics à Harlem, mais peut-être qu’ils y viendraient un jour. Comme à Harlem et dans tous les ghettos du monde. Les hommes qu’il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins frisés, mais à maints égards ils ressemblaient aux Noirs des États-Unis.”
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Le roman entier est un piège, un huis clos étouffant. On passe de cafés en cafés, de clubs en clubs, dans une circularité qui ramène toujours Simeon, où qu’il aille, quoiqu’il fasse – même quand il tombe amoureux de la belle Maria, émigrée polonaise qui rêve d’être actrice – à se retrouver nez à nez avec le “visage de pierre”. Simeon a grandi à Philadelphie – comme William Gardner Smith –, et ce visage, il l’a déjà vu : c’était celui du garçon, chef d’une bande de jeunes Polonais harcelant les Noirs, qui lui a arraché l’œil d’un coup de couteau. C’est celui de la haine, de la joie sadique de la destruction. C’est celui qu’a aussi vu Maria, tel qu’elle le lui raconte une nuit, quand elle a été déportée, à 9 ans, en camp de concentration : le visage dur et cruel du commandant qui abusait d’elle et fit tuer, sous ses yeux, ses parents. Juste parce qu’il en avait le pouvoir.
Un document inouï
Même s’il comporte des maladresses – foison de dialogues, parfois didactiques –, le roman de William Gardner Smith est un trésor caché qu’il faut absolument découvrir. Smith est né en 1927 à Philadelphie, écrit quelques livres, et s’installe à Paris en 1951 (il meurt en France en 1974) où il travaille alors pour l’AFP. Il était donc très au fait de ce qui se passait en France et en Algérie. Les événements qu’il décrit, comme le massacre d’Algériens à Paris lors d’une manifestation contre le couvre-feu qui leur était imposé en France par le gouvernement, se passaient quasi-simultanément à l’écriture du livre. Le Visage de pierre est dès lors un document inouï sur l’atmosphère (aussi frivole que tragique) qui régnait alors dans une France coloniale et raciste, mais aussi une fiction dont les récits – dont l’histoire d’amour avec Maria – atteignent à l’universel, dépassent les simples événements politiques de l’époque. C’est l’humain que Smith interroge, ce visage de pierre intrinsèque à l’humain quand celui-ci a les pleins pouvoirs, et qui se retrouve partout et de tous temps, et que l’on ne peut pas fuir. Après ça, il y a ceux qui décident de le voir, de s’y confronter, ceux qui décident de rester aveugles, et de continuer à danser. C’est tout l’enjeu de ce livre important.
Le Visage de pierre de William Gardner Smith (Christian Bourgois). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. 288 p, 21 €.
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