Dans “Le Visage de nos colères”, Sophie Galabru, docteure en philosophie, explore les dessous pas si sombres de la colère, malmenée et pourtant salutaire.
Alors qu’aux États-Unis, la Cour suprême a révoqué l’arrêt Roe v. Wade qui reconnaissait l’avortement comme un droit protégé par la Constitution – laissant ainsi chaque État désormais libre de décider d’autoriser ou non l’IVG –, la colère éclate. Celle de femmes épuisées de devoir justifier, une fois de plus, leur droit à disposer de leur propre corps. Des rassemblements ont lieu à Paris, réunissant des Américaines comme des Françaises, soudées dans leur colère contre une décision injuste, autoritaire, patriarcale et conservatrice.
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C’est ce type de colère que la philosophe Sophie Galabru, 32 ans, explore dans son premier livre, Le Visage de nos colères (Flammarion), navigation politico-philosophico-historique autour de la notion de “colère”, trop souvent perçue comme une tare. La colère serait la manifestation de notre part animale, de nos corps en ébullition qu’il faudrait contrôler à tout prix en ne la laissant surtout pas exploser, en nous contenant, en refroidissant nos bouillonnements à l’aide de notre raison. Sur ce point, Sénèque – qui prône la maîtrise stoïcienne – s’oppose à Aristote qui voit a contrario dans la colère une salutaire “douceur”, l’expression d’êtres sensibles conscients de leurs droits et de leurs devoirs, dotés d’un cœur, qui n’excusent ni l’injustice ni la faute, mais réagissent en manifestant leur courroux. “La colère est une façon profondément sensible de repousser notre blessure”, note Sophie Galabru. Elle serait “notre fêlure la plus proprement humaine”.
Et pourtant, la colère a mauvaise presse. On l’associe à l’aveuglement haineux (alors que Galabru distingue justement la colère de la haine, qui, elle, n’est pas tant la réaction à une atteinte portée contre soi, qu’une haine “de l’autre”), au caprice de l’enfant, à l’hystérie de la femme, à la bête dont l’homme chercherait éperdument à se distinguer, se voulant être culturel plus que naturel. Dès lors, la colère est bêtise. Mis à part lorsqu’elle est exercée par les divinités antiques, Moïse, Jésus-Christ ou encore le Dieu chrétien qui, eux tous, ont une colère acceptable puisqu’inscrite dans une logique de domination et de réglementation, nécessaire à l’ordre du monde. C’est le même argument que l’on retrouvera dans la justification de la colère paternelle : le chef de famille, tout comme le souverain pontife, a le droit de se mettre en colère afin de recadrer sa conjointe comme sa progéniture, dans un rapport de domination envers ces inférieur·es qu’il se doit “de tenir”, comme l’on dresse ses animaux.
La colère n’a rien d’élégant
On l’aura compris, Le Visage de nos colères est un habile manifeste pour la défense des colères tues, celles des opprimé·es : les enfants, les femmes, les personnes racisé·es, les plus démuni·es, toutes celles et ceux qui subissent le joug d’une domination, elle peu désireuse d’entendre leurs colères. “Celles et ceux qui ne comprennent pas ces colères, voire ces violences, ne vivent pas – directement ou indirectement – ces systèmes oppressifs. Être privilégié, c’est précisément se trouver hors des positions subalternes, et malmenées, c’est se vivre libre, sans conscience de ce confort”, écrit-elle. La colère dérange en ce qu’elle bouscule l’ordre établi, comme elle déforme le visage de celui ou de celle qui l’exprime. La colère n’a rien d’élégant, elle explose, elle éructe, elle crie contre la bourgeoisie, l’hypocrisie, la bienséance, la chape de plomb, la norme. La colère est méprisée car elle serait vulgaire, de mauvais goût, l’expression “du peuple”, celui qui ne sait se contenir.
“À l’idéologie bienveillante du paternalisme ou de la charité chrétienne se substitue aujourd’hui l’exhortation à ne pas faire part directement de son désaccord, mais encore à se réconcilier avec sa souffrance. N’assiste-t-on pas en effet aujourd’hui à l’extension de la résilience – conceptualisée par le psychologue Boris Cyrulnik au sujet du traumatisme individuel – à toute situation qui suscite un mécontentement, une inquiétude voire une révolte ?” Il faudrait courber l’échine, faire preuve de “résilience” et donc de “courage” face aux épreuves de la vie, décharger sa colère dans le sport, le travail, le sexe, faire de la méditation, du yoga, bref tout plutôt que de laisser exploser sa colère aux yeux de l’autre. La colère synonyme de faiblesse, alors qu’elle serait, pour Galabru, la manifestation d’une vitalité, l’action de l’esprit et du corps réunis, l’individu réaffirmant sa position face à l’agression. Et de citer le psychanalyste et écrivain A. Philipps : “La colère n’existe donc que pour ceux qui sont engagés dans la vie, pour ceux qui ont des projets qui leur importent ; pas pour les indifférents, les insouciants, les déprimés.”
Un chapitre est consacré à la colère de l’enfant comme moyen de trouver son identité propre, de couper le cordon parental, de s’affirmer. Un autre à la colère dans l’expression artistique : colère feinte ou authentique ? Et toute œuvre repose-t-elle sur une colère ? “L’art doit être subversif. Si vous n’avez pas un niveau de colère suffisant en vous, il vaut mieux rester chez soi, n’est-ce-pas ?”, questionne Ken Loach dans son Dialogue sur l’art et la politique mené avec Édouard Louis. Certes, mais quid de l’art esthétique, de la recherche du beau, du bien, du bon ? “L’art doit rendre le monde insupportable, poursuit Ken Loach, en montrant à quel point le monde l’est dans la réalité, et c’est en montrant à quel point il est insupportable qu’on peut donner l’énergie et l’inspiration aux autres pour le rendre plus supportable, plus beau.” L’art n’aurait, dès lors, qu’une velléité curative, celle d’exorciser la colère du monde et de le rendre meilleur…
La colère effraie
Encore faudrait-il organiser la colère sur un plan politique, rôle joué par les syndicats, notamment, afin qu’elle ne s’éparpille pas et ne se transforme pas en ressentiment personnel, voire meure de sa belle mort à force de ne pas trouver à s’exprimer. Car la non-expression de la colère rendrait fou ou folle : “À l’été 1971, Frantz Fanon écrit Les Damnés de la terre après avoir observé les conséquences physiques et psychiques de l’accumulation de colère : la pulsion de mort est orientée non pas contre le colon mais d’abord contre le colonisé lui-même, qui n’arrive pas à réagir.” Or, se mettre en colère c’est, en premier lieu, accepter d’être victime d’une injustice, d’avoir été blessé·e, de ne plus pouvoir se taire. C’est, souvent, accepter sa position d’opprimé·e, ce que l’on tait, habituellement, par honte.
La colère effraie puisqu’elle dit le trop-plein, la blessure, puisqu’elle pourrait devenir révolution et renverser l’ordre soigneusement établi. Elle serait, surtout, le socle de la démocratie. “La colère résistante suppose des lieux, des hétérotopies. […] La colère propose aussi des temps alternatifs et sauvages, des hétérochronies. De ce point de vue, la fête détient un potentiel de soustraction à la norme, à l’ordre, comme à la gestion froide de nos vies. Elle est excès libérateur de la retenue exigée”, affirme-t-elle en conclusion. Si Galabru a tendance à survoler chaque thématique, passant de l’artistique au politique, quand l’on souhaiterait qu’elle s’y attarde davantage, qu’elle creuse, qu’elle explique l’histoire, le parcours, le récit de nos colères quitte à resserrer son angle, son livre a le mérite de replacer au coeur du débat un terme mal vu car mal compris ou décrié à dessein – la colère- dans une période où, justement, elle semble plus que jamais nécessaire.
Carole Boinet
Le Visage de nos colères (éd. Flammarion, 2022, 320 p, 20,90 Є).
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