Célia Houdart imagine un va-et-vient romanesque entre Paris et Calcutta, hanté par quelques figures fantasques. Sous une apparente sérénité immémoriale rôde une inquiétude de fond.
C’est le récit d’une noria mentale entre Paris et Calcutta. A Paris, Chandra, jeune étudiant indien, cador des mathématiques, venu y développer une nouvelle recherche. A Calcutta, sa famille, aisée et cultivée. Entre Chandra et ses proches lointains, la communication est électronique par les voies courantes de Skype. Rien que de très banal. N’était qu’au bout de quelques pages l’ombre d’un doute étend son voile.
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Dans Le Scribe, comme dans ses cinq romans précédents, Célia Houdart a le génie littéraire d’instiller ses intrigues, leurs dérives et leurs tourbillons, par touches imperceptibles. Et ce, dès l’installation de Chandra dans son logement parisien, qui est aussi notre façon de devenir locataire du livre.
Entre ses lignes claires, Le Scribe laisse flotter des poussières de détails
Une chambre dans un appartement de l’île Saint-Louis. Comme la directrice de recherche de Chandra, on s’esclaffe : « L’île Saint-Louis ? Magnifique ! » Las ! La chambre est un réduit obscur. Mais la déconvenue de Chandra est distraite par la découverte d’une tête de faune en bronze dans la cour de l’immeuble.
« L’eau de pluie en ruisselant lui avait dessiné d’étranges marques sur la figure. » Pourquoi étranges ? On ne le saura pas. Et c’est tant mieux, puisque par cet interstice du récit souffle le zéphyr d’un léger malaise qui va entamer bien des certitudes.
Célia Houdart est elle-même la scribe-graveuse d’un récit crypté
Ainsi, à Calcutta, la supposée quiétude de la famille de Chandra sera bousculée par une terrifiante pollution criminelle dans l’ouest de la ville. De même, à Paris, la rationalité professionnelle du jeune mathématicien va être contrariée par des impromptus fantasques : sa rencontre au musée du Louvre avec la statue égyptienne dite du Scribe accroupi, qu’il considérera comme son double et, surtout, encore plus déraisonnable, le déchiffrage des hiéroglyphes de l’écrivain Nicolas Restif de La Bretonne qui, vers la fin du XVIIIe siècle, aurait gravé des bribes de son journal intime sur certains murs de Paris. Célia Houdart est elle-même la scribe-graveuse d’un récit crypté. Une serrure montée à l’envers comme celle de la chambre de Chandra. Quant aux clefs…
Entre ses lignes claires, Le Scribe laisse flotter des poussières de détails qui en troublent la lecture et l’exhausse. Ainsi de l’apparition, presque visitation, d’un ouvrier noir sommeillant dans la tranchée d’un chantier comme un Dormeur du val ressuscité. Apparition qui, sans aucune transition, en appelle une autre : “Un peu plus loin, sur une colonne Morris, une grande affiche annonçait salle Pleyel un concert de Maria Callas en hologramme.” Ou encore la mise en coïncidence entre un accident de la circulation à Calcutta et une échauffourée avec les flics à Paris. Le style est à l’unisson de cet art de la suture, lorsque certaines phrases vivement proustiennes diffèrent leur dénouement jusqu’à chuter, par exemple, sur “le chant d’un crapaud”.
Quelle que soit la continuité du ciel en début de soirée, couleur cannelle à Calcutta comme à Paris, ce qui perdure surtout, telle une éternité, c’est « la part trouble du monde ». Ses peurs, ses illusions, mais aussi la possibilité infinie de ses poétiques avatars.
Le Scribe (P.O.L), 208 p., 18 €
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