Dans La Fabrique pornographique, sorti le 3 février 2016, Lisa Mandel et Mathieu Trachman nous emmènent dans les coulisses d’un tournage de film porno. Une fiction largement inspirée par la thèse du sociologue Mathieu Trachman qui rend compte d’un univers professionnel mal connu. Cette collaboration entre une auteure de BD et un sociologue est la première d’une longue série portée par la collection sociorama aux éditions Casterman.
Comment s’est formé votre duo ?
Lisa Mandel – Au départ, Mathieu devait travailler avec Aude Picault, mais enceinte elle n’était plus sûre de pouvoir tenir les délais. Or on voulait absolument que La Fabrique pornographique soit le premier de la collection parce que le porno est un sujet fort, un peu sulfureux. C’est un milieu qui est très fantasmé mais qu’on ne connait pas très bien.
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Comment vous est venue l’idée de mélanger BD et sociologie ?
Lisa Mandel – Il y a deux ans, j’ai été invitée à un colloque sur la sociologie et la BD. En discutant avec les sociologues, je me suis aperçue que leurs sujets de recherche étaient super intéressants, qu’on avait là un trésor. Avec la sociologue Yasmine Bouagga, on a donc décidé de monter cette collection de « mariages arrangés » entre un sociologue et un auteur de BD. L’idée n’est pas de vulgariser un travail de recherche, ni de simplifier un propos scientifique pour le rendre accessible au grand public mais bien de créer une fiction à partir d’une enquête de terrain.
Avant de te lancer dans cette aventure, étais-tu une fervente lectrice de sciences sociales ?
Lisa Mandel – Pas du tout. J’ai un parcours technologique, je n’ai jamais fait de sciences humaines dans ma scolarité. Néanmoins, j’adorais la BD documentaire ou réaliste comme celle d’Emmanuel Guibert ou les films de Depardon.
Et toi Mathieu, tu es un lecteur de BD ?
Mathieu Trachman – Plus jeune, j’en ai lu beaucoup. Aujourd’hui, je lis des BD plus intellos comme Fun Home d’Alison Bechdel ou Black Hole de Burns, mais aussi des choses qui traitent de genre et de sexualité, comme le travail de Riad Sattouf. J’aime bien quand les dessins expriment immédiatement choses difficiles à expliquer par ailleurs.
C’est ce qui t’as décidé à participer à ce projet de BD ?
Mathieu Trachman – Au départ, je me suis dis que c’était un peu casse-gueule. Avec la pornographie on tombe facilement dans une forme de misérabilisme ou de sensationnalisme. Puis, j’ai lu HP la BD de Lisa sur la psychiatrie, et j’ai trouvé qu’avec une certaine économie de moyens au niveau des matériaux elle réussissait à faire passer tout un ensemble de problématiques sur la contrainte, la place de la folie, les traitements, les enjeux professionnels, qui sont au centre de l’approche sociologique de la psychiatrie. Du coup, ça m’a semblé une bonne idée.
Comment fait-on pour créer une fiction à partir d’un travail de thèse ?
Lisa Mandel – J’ai choisi de créer un personnage qui débute dans le porno et de le suivre dans sa découverte du milieu, à travers ses rencontres, ses expériences. J’ai puisé dans les témoignages recueillis par Mathieu, parfois j’ai même repris des passages entiers, et j’ai regroupé plusieurs caractéristiques dans un seul personnage. Les parcours professionnels des gens du porno sont suffisamment intéressants en soi, il n’y avait pas besoin de raconter une histoire incroyable.
Et, toi Mathieu, as-tu participé à l’écriture du scénario ?
Mathieu Trachman – Non, et c’était mieux ainsi parce qu’en tant que sociologue on a parfois du mal à se déprendre de notre intérêt pour des trucs abstraits, théoriques et un peu chiants. Ce qui me semblait important ne l’était pas nécessairement pour Lisa. Ce qui m’importait c’était d’avoir un récit qui retrace les trajectoires des acteurs et des actrices porno, qui montre à la fois les expériences difficiles mais aussi les petits plaisirs de la pornographie.
Ces trajectoires sont d’ailleurs différentes pour les acteurs et les actrices…
Lisa Mandel – Les actrices sont mieux payées que les acteurs, mais leurs carrières sont très courtes. Elles restent cantonnées au statut d’actrice et peinent à devenir réalisatrice. Les hommes sont considérés comme des experts sexuels, les femmes jamais. Au contraire, elles sont vite perçues comme has been, usées. C’est ce que raconte le personnage de Tania qui a 32 ans s’accroche et voudrait devenir scénariste mais qu’on pousse inexorablement vers la sortie.
Mathieu Trachman – Il ne faut pas « exotiser » le porno et faire comme s’il ne posait que des problématiques ultra spécifiques qu’on ne retrouverait pas dans d’autres milieux professionnels.
Cette BD déconstruit beaucoup de clichés, notamment sur les conditions de tournage.
Mathieu Trachman – Oui, on voit qu’il existe un intérêt pour les réalisateurs à entretenir une certaine bienveillance avec les jeunes acteurs et actrices parce que ça facilite le travail. Mais on a essayé de montrer que cette relation un peu sympa coexiste avec des limites relativement claires, plus dures pour les femmes que pour les hommes.
Par exemple ?
Lisa Mandel – Dans la BD, il y a une actrice qui n’aime pas la sodomie mais qui y est contrainte parce que cela fait partie du script. C’est elle qui cède, pas le réalisateur.
Dessiner toutes ces scènes de sexe sans transformer une BD sur la pornographie en BD pornographique, ça n’a pas dû être facile ?
Mathieu Trachman – Le dessin de Lisa est très arrondi, ça permet d’éviter le côté voyeuriste pour mettre en scène le travail, la mise en scène, le côté un peu potache que suppose une scène porno.
Lisa Mandel – Ça nous semblait difficile de cacher les scènes de sexe dans une BD sur le porno, du coup j’ai utilisé un dessin hyper réaliste pour rendre compte des scènes de sexe filmées et les différencier des scènes où les personnages sont hors-champ. Ces scènes sont calquées sur de vrais films, autant dire que j’ai jamais maté autant de pornos de ma vie ! Au début, je trouvais ça assez transgressif et plutôt drôle parce que je bosse dans un open space, mais j’en ai eu vite marre.
Comment penses-tu que cette BD va être accueillie dans le milieu de la recherche ?
Mathieu Trachman – Pour le coup, la BD ça fait pas très sérieux. Et c’est vrai qu’il y a toute une partie très théorique de notre boulot dont il est difficile de rendre compte dans une BD. Mais pas mal de sociologues ont conscience aujourd’hui qu’il y a une nécessité de partager notre travail plus largement.
Les récents propos de Manuel Valls rapportant la sociologie à une « culture de l’excuse » donnent à cette nouvelle collection des atours très politiques…
Lisa Mandel – Les problématiques abordées dans Sociorama sont celles de gens qui se sentent concernés par les inégalités sociales et de genre. Les enquêtes choisies sont des enquêtes militantes.
Mathieu Trachman – Le fait de faire une ethnographie sur les questions de travail et de genre quand on sait que les rapports de genre en France sont largement asymétriques et inégalitaires et que les rapports de travail se durcissent, c’est un enjeu politique.
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