Dans son nouveau livre, “Pour un populisme de gauche”, la philosophe Chantal Mouffe tente d’établir une stratégie politique capable de répondre à des demandes démocratiques trop longtemps prises en charge par les partis populistes de droite.
Septembre 2010, à la Fête de l’Huma. Jean-Luc Mélenchon n’est pas encore désigné comme candidat à la présidentielle de 2012, quand il fait une concession lexicale déterminante pour la suite, dans une interview à L’Express : “Je n’ai plus du tout envie de me défendre de l’accusation de populisme. C’est le dégoût des élites – méritent-elles mieux ? […] J’en appelle à l’énergie du plus grand nombre contre la suffisance des privilégiés. Populiste, moi ? J’assume !” En se déterminant comme tel, Jean-Luc Mélenchon va à contre-courant. Dans le vocabulaire politico-médiatique, le terme est infamant, considéré comme synonyme de démagogie, et souvent associé à l’extrême droite européenne, qui réalise déjà quelques percées électorales.
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L’émergence d’un populisme de gauche en Europe
Huit ans plus tard, il en va bien différemment, et la philosophe Chantal Mouffe, proche du leader de la France insoumise, signe un manifeste politique, Pour un populisme de gauche, en ayant l’assurance d’avoir l’écoute et l’approbation d’un large éventail de forces politiques constituées, dont l’audience électorale ne cesse de grandir : Podemos en Espagne, Bloco de Esquerda au Portugal, France insoumise en France… L’auteure le martèle depuis la publication en France en 2016 de L’Illusion du consensus : nous vivons un “moment populiste”. Autrement dit les peuples, dégoûtés de l’alternance neutre entre centre-gauche et centre-droit, ne se satisfont plus d’une gestion technocratique des affaires publiques. Partout en Europe occidentale (la zone géographique qui l’intéresse dans ce nouveau livre), des mouvements dits “populistes” prolifèrent sur la décomposition des vieux appareils compromis avec le néolibéralisme. Dans ce contexte, les partis populistes de droite ont été les premiers à percevoir ce glissement de terrain.
Mais, après un retard à l’allumage, une partie de la gauche semble avoir entendu l’appel de la philosophe à produire une “représentation conflictuelle du monde, avec des camps opposés auxquels les gens puissent s’identifier”. Désormais, “l’hégémonie néolibérale est contestée par différents mouvements anti-establishment de droite comme de gauche”, constate-t-elle dans ce livre qui ne cache pas son caractère partisan.
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“L’axe central du conflit politique”
A certains endroits, ces mouvements populistes de gauche font déjà reculer l’extrême droite. La victoire de François Ruffin aux élections législatives de 2017 en Picardie, où il a efficacement contesté le vote populaire au FN, en témoigne. De même que les 16 % d’électeurs de l’UKIP (parti souverainiste de droite britannique) qui ont voté pour Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne aux élections générales de 2017. Pour la philosophe, ces percées locales représentent le clivage politique appelé à dominer les compétitions électorales : “Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique”. Même aux États-Unis, où le consensus bipartite est paroxystique, la gauche est forcée de rompre avec le consensus néolibéral pour espérer sauver sa peau : l’émergence et le renforcement d’un courant “socialiste” assumé, depuis le coup de force de Bernie Sanders, en atteste.
Mais le populisme de gauche peut-il défaire à grande échelle le populisme de droite ? La philosophe, qui revendique Gramsci en “guide indispensable”, est persuadée qu’un changement d’ordre hégémonique est possible, à condition de prendre le mal démocratique à la racine : “Il ne s’agit pas de cautionner la politique des partis populistes de droite, mais il faut refuser de tenir leurs électeurs pour responsables de la façon dont leurs demandes ont été traduites”, explique-t-elle. Et d’ajouter, comme un encouragement dans la bataille culturelle en cours : “Je suis sûre que si un autre discours s’offrait à elles, de nombreuses personnes vivraient leur situation différemment et se joindraient au combat progressiste”.
“Transformer l’ordre hégémonique existant”
Elle en veut pour preuve l’exemple du thatchérisme. Quand on demandait à Margareth Thatcher quelle était sa plus grande réussite, elle répondait en effet : “Tony Blair et le New Labour”. Comme quoi, quel que soit le côté de la barricade où l’on se trouve, on n’est jamais définitivement vaincu. “L’expérience du thatchérisme prouve que, dans les sociétés européennes, il est possible de transformer l’ordre hégémonique existant sans détruire les institutions de la démocratie libérale”, écrit-elle. Il suffit de ne pas rater l’occasion.
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Mais que dire, alors, des déboires de Syriza en Grèce ? Alors que Jean-Luc Mélenchon s’est attelé à la constitution d’un bloc populiste de gauche pour les élections européennes de 2019 – avec Podemos et le Bloco de Esquerda -, l’auteure (qui défend la nécessité “d’établir une alliance au niveau européen”) répond en quelques lignes : “Cela pose clairement de sérieuses questions quant aux limites imposées par l’appartenance à l’Union européenne quand il s’agit de mener à bien des politiques qui s’opposent au néolibéralisme.” De quoi alimenter les débats, parfois âpres, qui animent la France insoumise. Le 6 juillet dernier, François Cocq, orateur national de LFI et figure du Parti de gauche, s’est retiré de la liste pour les européennes au motif que, selon lui, la ligne stratégique populiste aurait été “rangée au placard”, au profit d’une stratégie de conquête du “leadership à gauche”.
Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, édition Albin Michel, sortie le 13 septembre 2018, 14€
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