Quelques nouvelles restées secrètes durant plus d’un siècle et publiées en avril 2021 chez Folio, en format poche.
Il faut profiter de la publication récente des Soixante-quinze feuillets, pour lire ou relire ces nouvelles longtemps inédites, qui paraissaient pour la première fois en 2019, soit un an après la mort de leur possesseur : l’éditeur Bernard de Fallois, qui détenait des caisses de papiers de Proust dont les fameux Soixante-quinze feuillets. Si ces derniers sont clairement des esquisses du grand roman à venir, en formant eux-mêmes un roman très bref, sorte de concentré de La Recherche avant l’heure, ces neuf nouvelles ont été avant tout écrites pour elles-mêmes, mais écartées par l’écrivain lors de l’édition de son recueil Les Plaisirs et les jours en 1896.
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Il est bien sûr irrésistible de les lire par le prisme de ce qui va advenir, et une majeure partie de cette édition est consacrée au recensement et à l’analyse des indices qui s’y trouvent et annoncent déjà La Recherche. Au-delà de détails, on y trouve déjà les thèmes chers à Proust, qu’il va développer, approfondir par la suite : l’amour sans réciprocité, les délicatesses incomprises, le rejet et la souffrance, la solitude.
La différence
En 1896, Proust n’a que 25 ans. On s’étonne et on s’émerveille de tant de conscience, sur soi-même et sur le monde, sur les mécanismes qui vont le séparer du monde tout en faisant de lui le plus lucide des observateurs, particulièrement dans la nouvelle Le don des fées : “Tout le monde te fera du mal, te blessera, ceux que tu n’aimeras pas, ceux que tu aimeras plus encore. Comme plus légers reproches, un peu d’indifférence ou d’ironie te feront souvent souffrir, tu estimeras que ce sont des armes inhumaines, trop cruelles pour que tu oses t’en servir, même contre les méchants. Car malgré toi tu leur prêteras ton âme et ta faculté de souffrir. Par là tu seras sans défense.” A moins de se constituer une coquille protectrice, celle du retrait et de la chambre, où quelques années plus tard Proust va s’enfermer, noircissant page après page, consignant sur le papier, comme on épingle dans un cadre de jolis papillons morts, autant celles et ceux qui l’ont fait souffrir que la souffrance elle-même.
Car celle-ci, due au manque d’amour de la part des autres, peut être aussi, cruellement, bénéfique : elle amène à une certaine perception sans illusions des autres, elle forge un regard désenchanté qui perce à jour l’âme, la psychologie, la mécanique des êtres et du social. C’est la clé, au fond, qui rend possible le plus beau cadeau qui soit : l’art, l’écriture.
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Aimer en vain
Si l’impossibilité à être aimé vous exclut du monde des humains, c’est aussi parce qu’elle vous rend, et vous fait vous sentir vous-même, différent. C’est sur cette différence que va fructifier l’œuvre. Et c’est cette différence que mettent en scène ces neuf nouvelles, qu’on la nomme homosexualité dans Le Mystérieux correspondant, texte qui donne son titre au recueil et met en scène une femme s’éteignant de n’avoir pas été aimée (amoureusement) par sa meilleure amie, de n’avoir pu vivre ses sentiments en ayant dû les maintenir secrets ; ou qu’elle prenne la forme d’un étrange animal fantastique dans La Conscience de l’aimer, qui apparaît au narrateur quand la femme désirée l’a fait attendre en vain : “Une sorte de chat-écureuil vêtu d’une fourrure blanche, d’une nuance de grèbe, avec de longs yeux bleus, et sur la tête une haute aigrette blanche d’oiseau (…).” Elle va le suivre à la soirée où il se rend, et lui seul peut la voir.
C’est le pouvoir fantastique que la différence donne à ceux qui l’éprouvent, tels Proust et le narrateur proustien : celui de voir ce que les autres ne voient pas. “Les malades que je favorise, dit la fée du Don des fées, voient souvent bien des choses qui échappent aux bien portants”. Il ne restera plus qu’à les écrire.
Marcel Proust, Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles retrouvées (Folio/classique). Edition de Luc Fraisse. 200 p. 5,30 euros
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