Avec Le Musée de l’innocence, Orhan Pamuk signe son plus grand roman : une immense histoire d’amour, hors norme et révolutionnaire, sur fond d’Istanbul 70’s et de lutte des classes.
Comme d’autres écrivains ayant atteint un certain âge et une certaine reconnaissance, Orhan Pamuk aurait pu se contenter de continuer à faire ce qu’il sait faire. Continuer à s’imposer, dans ses romans ou ses entretiens, voire même des conférences qu’il aurait pu donner partout dans le monde, comme le porte-parole nobélisé d’une Turquie occidentalisée, ouverte, moderne. Se gargariser de son importance.
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Interroger encore son pays, comme dans ses précédents livres, et les liens complexes que l’Orient et l’islam entretiennent avec l’Occident – sujet tellement mode et vendeur aujourd’hui. Mais Orhan Pamuk revient avec une immense, bouleversante, et somptueuse histoire d’amour, comme plus personne n’ose en écrire, en rêver. Il y a quelque chose de très inattendu à voir un auteur de sa trempe, catalogué « sérieux », retrousser ses manches et se saisir du sujet le plus éculé, voire kitsch, de la littérature, et ne pas avoir peur.
Un amour contrarié, révolutionnaire
Au contraire, Pamuk y va à fond. Alors, attention : romantisme échevelé. Après tout, comment tenir près de 700 pages avec une histoire d’amour installée ? L’amour, depuis les débuts du roman, sera forcément contrarié – souvent, d’ailleurs, par les conventions sociales. L’amour est révolutionnaire…
Le Musée de l’innocence n’échappe pas à cette règle : l’amour entre le très riche Stambouliote Kemal et Füsun, sa jeune cousine pauvre, se déroule sur fond de lutte des classes. Il doit épouser une femme de sa condition quand il revoit la jeune Füsun, en tombe follement amoureux, devient son amant durant deux mois, puis la perd… Il la retrouvera mariée alors que lui a rompu ses fiançailles.
Ils devront, pour continuer à se voir (mais sans plus faire l’amour…), pendant les dix prochaines années, se lancer ensemble dans le cinéma (elle veut être actrice), respecter les règles d’approche entre homme et femme caractéristiques de la société turque des années 70, faire semblant de rien, se frôler et se regarder longuement, sans plus. Une histoire d’amour chaste qui amène sans cesse la raison du héros au bord du précipice. Ici, tout se dérègle par l’électricité d’un désir inassouvi.
Le roman commence même par la fin, au sens de finalité, de but : l’aspiration de toute vie, mais infiniment différée – c’est en cela que le roman de Pamuk n’est jamais réductible à son romantisme, mais se mue, comme toute odyssée digne de ce nom, en parcours métaphysique. Comment transcender la vie, le réel, le manque, la frustration, enfin, la mort ? Que signifie tout simplement « vivre » ? Comment se confronter au temps ?
« En réalité, nul ne sait lorsqu’il le vit qu’il s’agit là du moment le plus heureux de sa vie. Lors de grands moments d’allégresse, certains peuvent sans doute penser et (fréquemment) affirmer en toute bonne foi que c’est « maintenant » qu’ils vivent ce moment en or de leur existence. Cependant, dans un coin de leur tête, ils croient qu’ils vivront encore un nouveau bonheur, plus grand, plus beau que celui-ci. Car de même que personne (notamment dans son jeune âge) ne pourrait poursuivre sa vie en pensant que dorénavant tout ira de mal en pis, quiconque ayant connu un bonheur assez grand pour dire que c’était le moment le plus heureux de sa vie reste assez optimiste pour envisager un bel avenir. Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint la forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. »
La tragédie de la vie: ne jamais rien comprendre vraiment
A la fin de sa vie, Kemal passera d’ailleurs commande à l’écrivain Orhan Pamuk du récit de sa vie et de son étrange et sublime histoire d’amour avec Füsun. Pour témoigner d’une certitude : il fut heureux. Le livre s’ouvre donc sur cet instant magique d’amour fusionnel, moment qu’il passera sa vie à tenter de revivre :
« Ce fut le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas. Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l’avais su ? Oui, si j’avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n’aurais laissé échapper ce bonheur. »
Or c’est bien là la tragédie de Kemal et de toute vie : on ne comprend jamais rien. Nous sommes tous des innocents qui traversons nos existences en aveugles.
A noter que Pamuk a choisi d’intituler son roman Le Musée de l’innocence, non de l’amour, parce que c’est l’innocence du bonheur, celle de deux êtres qui se donnent l’un à l’autre hors des règles sociales (avant qu’elles ne les rattrapent), l’innocence du révolutionnaire que deviendra Kemal par la puissance de ses sentiments (il rompt avec sa classe et toute forme de normalité en acceptant de vivre des années dans la solitude et la chasteté) qui bouleverse l’ordre des choses, le cours d’une vie, crée une brèche dans le récit.
Aussi poétique et antisocial que le Bartleby de Melville, Kemal déplace et incarne son amour dans les objets qu’il dérobe pendant une décennie à la jeune femme. L’amour comme fétichisme infini qui devrait s’exposer dans un musée réel, celui que Kemal décide de construire, celui que Pamuk, comme son double, devrait consacrer à ses personnages et ouvrir à Istanbul. Ou comment incarner toutes les ramifications d’une histoire éphémère, fragile, comme une vie d’homme.
Nelly Kaprièlian
Le Musée de l’innocence (Gallimard), traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 672 pages, 25€.
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