Parce qu’il est toujours salutaire d’interroger les mots, retour sur ce terme puissant très peu employé en France.
Du 22 novembre au 9 décembre à Paris, Lola Lafon produira sur la scène du théâtre du Rond-Point, avec le musicien Olivier Lambert, une performance littéraire et musicale intitulée Un état de nos vies. Puisant certains mots dans son journal et les cahiers préparatoires à ses romans, elle en donnera sur scène une définition personnelle, subjective, inventive, politique. Un beau projet, parce qu’il est toujours salutaire d’interroger les mots, qui donne envie de le mettre en pratique, pas forcément sur la scène d’un théâtre bien sûr, mais juste pour soi, pour mieux comprendre le monde dans lequel on évolue.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cette semaine, et depuis un certain temps déjà, le mot qui me retient, c’est “gaslighting”. Hélène Frappat vient de le fouiller à travers une foule d’exemples convaincants dans un essai publié cette semaine. “Gaslighting” est un mot puissant, très peu employé en France où il est méconnu ou mal compris, et où son équivalent français n’existe d’ailleurs même pas. Le gaslighting, qui provient en effet du titre du film génial de George Cukor, c’est l’art de pratiquer un renversement de situations cruel. C’est cette façon de culpabiliser les victimes plutôt que de se sentir coupables de son propre crime quand on en est le véritable fautif, le bourreau, plutôt encore que d’admettre sa faute ou son crime. C’est aussi cette manière perverse de dénigrer, de mépriser, le sujet de plainte de la victime, de minimiser sa gravité, pour ne pas avoir à l’écouter, à en prendre acte, et pire encore, pour ne pas avoir à intervenir, à prendre son parti, ni à la défendre. Il ne s’agit pas seulement de “l’art de faire taire les femmes” (comme le dit le titre du Frappat), mais d’une façon d’anéantir les femmes certes, mais aussi les hommes, les enfants, et, plus amplement, les communautés, les pays, etc.
Tout gaslighting est une violence
Dans le champ littéraire, ce fut par exemple la façon dont certains accusèrent Salman Rushdie de l’avoir bien cherché au moment de la Fatwa lancée contre lui (d’ailleurs Rushdie, qui a toujours refusé de se faire réduire au silence, sortira en avril 2024 Knife, le récit de l’attentat terroriste qui l’a grièvement blessé en 2022). C’est une manière atroce de dire que la faute revient aux victimes, pas à celui qui a commis la calomnie, l’agression, le viol, voire à échelle collective, l’attentat terroriste, par exemple, qui a coûté la vie à des centaines de civils. Le mot “gaslighting”, absent en France, est très utilisé dans les pays anglo-saxons. Cela signifierait-il que cette pratique y est si courante qu’Anglais et Américains ont éprouvé le besoin de trouver un mot pour la nommer ? Ou qu’en France, ne pas pouvoir nommer ce concept si pervers, gaslighter le mot même de gaslighting, relève d’un désir inconscient d’ignorer cette pratique ? Le problème étant que la passer sous silence, c’est participer à sa perversité en refusant aux victimes la possibilité de nommer cette seconde violence – car tout gaslighting est une violence – qui leur est faite, et dès lors les outils pour pouvoir la contrer. Se défendre.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 12 octobre. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
{"type":"Banniere-Basse"}