Depuis la mort de Louis Althusser, en 1991, nombre de ses écrits ont été publiés à titre posthume en rencontrant un large écho dans le champ intellectuel. Vient de paraître aux éditions Grasset/IMEC un volume rassemblant les récits de rêve du philosophe. Des rêves d’angoisse sans fin, qui permettra de pénétrer davantage dans l’intimité d’un des marxistes les plus célèbres du XXe siècle.
Jamais peut-être fut tant explorée la biographie d’un philosophe dont la vie finit maintenant par être plus connue et reconnue que l’œuvre. Depuis la publication posthume de son autobiographie L’Avenir dure longtemps, en 1992, le destin de Louis Althusser n’aura cessé d’être l’objet de multiples explications et spéculations – pour le meilleur comme pour le pire – en raison, bien sûr, de cet événement tragique : le meurtre de son épouse Hélène, par Althusser lui-même, en 1980, dans son appartement de l’École Normale supérieure, là même où il enseigna la philosophie toute sa vie durant et convertit de nombreux apprentis philosophes au marxisme alors régnant.
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Par-delà toutes les tentatives d’interprétation souvent biaisées et moralisatrices, le travail d’excavation des archives personnelles d’Althusser entreposées à l’Imec par Olivier Corpet et Yann Moulier-Boutang aura permis, enfin, de redonner la parole au philosophe pour s’expliquer lui-même sur ces faits. Après la publication des Lettres à Franca en 1998 puis des Lettres à Hélène en 2011, ce sont les récits de rêves d’Althusser qui sont aujourd’hui publiés.
Un être fasciné par ses propres songes
Ce recueil, Des rêves d’angoisse sans fin, présente ainsi un être littéralement fasciné par ses propres songes, souvent cauchemardesques, qu’il consigna pendant une trentaine d’années, matière première de la cure analytique, interminable, qu’il suivit tout au long de sa vie. Des rêves d’ailleurs qu’il n’hésite pas à partager dans sa correspondance avec sa femme Hélène, et ses amantes Franca et Claire. Repu de psychanalyse – qu’il connaissait assez mal selon son amie Elisabeth Roudinesco – il n’hésite pas lui-même à interpréter, généreusement et patiemment, les rêves de Claire, dans une longue lettre notamment, reproduite ici ; comme autant d’efforts qu’il déploie pour procurer quelque apaisement à celle qu’il aime.
Évidemment, il n’est pas sans danger de livrer en l’état de tels récits. Le risque reste toujours présent d’en donner une lecture erronée en les comprenant uniquement, simplement, à l’aune du meurtre d’Hélène. Il est vrai que l’on retrouve de nombreux motifs d’angoisse qui ont agité Althusser tout au long de sa vie. La peur de devoir quitter la rue d’Ulm, son « fief », son territoire sur lequel il s’établit dès son retour de captivité en 1945, est très grande dans un rêve de 1956. « Il faudra que je déménage et je ne sais où j’irai. Des élèves ou chercheurs le savent et ont déjà commandé qu’on leur apporte à manger dans leur nouveau local – moi pas – quitter l’École ? » écrit-il. C’est plus généralement la perte des repères habituels qui semble affecter le philosophe, la crainte d’une « déterritorialisation » auraient dit Deleuze et Guattari. Il est d’ailleurs souvent question d’aménagements déconcertants dans la maison familiale de Larochemillay, dans le Morvan, où vivent ses grands-parents. « Suis à Laroche : ma sœur me montre la maison. Elle a été changée, réhaussée à mi-corps […] je ne suis pas d’accord. »
Des récits en transcription d’un univers onirique
Mais au lieu de chercher à assouvir vaille que vaille cette libido interprétative, peut-être faudra-t-il au contraire accepter ces récits de rêve comme la transcription d’un univers onirique, profondément angoissant, qui a fini peu à peu par se confondre pour Althusser avec la réalité. C’est la possibilité de pouvoir comprendre, par un mouvement d’empathie, ce qu’a pu vivre et ressentir Althusser dans ses épisodes maniaques.
A Claire, Althusser écrit en février 1958 : « Le rêve est toujours en avance sur la vie : c’est une vérité absolument acquise, une vérité comme 2 et 2 font 4. Ce qui veut dire que la vie vérifie toujours ce que le rêve a discerné et conclu avant elle. » Althusser fut visiblement convaincu du caractère prémonitoire du rêve. Une assertion d’autant plus troublante qu’en août 1964 il se voit en rêve tuer sa sœur, un geste qu’il ressent comme l’équivalent d’un don, à nature sexuelle, à celle qui réclame la mort.
« Je crois que cela a été un meurtre à deux »
C’est cette hypothèse que l’on retrouve d’ailleurs dans le texte de 1985 qui clôt l’ouvrage Un Meurtre à deux, attribué par Althusser à son psychiatre le docteur Uhl, le journal de rédaction en quelque sorte de L’Avenir dure longtemps. Olivier Corpet pense qu’il s’agit là en fait d’une autoanalyse de la part d’Althusser, entreprise peut-être pour se disculper. L’idée est ainsi avancée qu’Hélène aurait souhaité mourir et n’aurait empêché en rien le geste fatal de son époux: « Mais la grande question c’est qu’H. s’est laissée faire. Je crois que cela a été un meurtre à deux. […] Je considère la scène du meurtre comme une scène où H. a dû jouer un rôle actif (même sous forme apparemment passive) et ambigu. »
On y découvre aussi, non sans émotion, les motivations profondes qui ont poussé Althusser à rédiger son autobiographie. Il s’agissait avant tout d’impulser pour lui-même comme pour ses proches un travail de deuil, son propre deuil : « Pour la plupart des gens, tu n’es pas mort mais disparu. « Il est disparu. » On ne peut pas commencer le deuil puisque, disparu, il peut réapparaître. La disparition est une mort impossible, une situation intenable. Disparaître n’est pas être mort. La disparition laisse sur un malaise. » Il fallait sûrement faire le deuil, et d’Althusser et de tout ce qu’il représentait ; il fallait s’habituer, sans conteste, en ce milieu des années 1980 où triomphait le néolibéralisme économique de Reagan et de Thatcher, à voir s’effriter l’Union soviétique et l’idéal qu’elle charriait pour beaucoup d’hommes et de femmes. Certes. Mais faire ce deuil aura sans aucun doute permis de ne pas perdre et oublier le travail théorique d’Althusser qui demeure encore aujourd’hui une source d’inspiration extraordinaire pour la pensée critique et radicale.
On pourra peut-être regretter de ne pas voir ces récits de rêves accompagnés par l’interprétation que pouvait en donner Althusser. Il faudra néanmoins les considérer comme les tentatives interminables et désespérées pour ne pas sombrer totalement, pour se comprendre et peut-être se sauver lui-même d’un être en proie à d’inextinguibles troubles psychiatriques.
Alexis Pierçon-Gnezda
Louis Althusser, Des rêves d’angoisse sans fin Récits de rêves (1941-1967) suivi de Un meurtre à deux (1985) (Grasset-Imec, 224 p, 20 €)
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