Dans L’Avènement du Monde, Michel Lussault propose une lecture géographique de la place de l’homme dans le monde : une question de la spatialité souvent oubliée par les sciences sociales.
Convoquant les analyses de la sociologie et de la philosophie, le géographe Michel Lussault pense les modes de transformation opérés par la mondialisation sur nos vies quotidiennes, concrètes. Professeur à l’université de Lyon, auteur de L’Homme spatial (Seuil, 2007) et De la lutte des classes à la lutte des places (Grasset, 2009), il analyse dans L’Avènement du Monde la nouvelle organisation spatiale des réalités sociales. En définissant ce qu’il appelle « le tournant spatial des sociétés contemporaines », il répond à cette question infinie : comment habiter, penser et organiser le monde ?
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Qu’entendez-vous par » l’avènement du Monde », que nous serions en train de vivre ?
Michel Lussault – Tout simplement que le Monde n’existait pas avant ces cinquante dernières années – et c’est pour cela que je l’écris avec une majuscule. Un nouvel espace social d’échelle terrestre s’est imposé. Il bouleverse tous nos cadres de référence, nos genres de vie, nos manières de penser et d’agir. Seul ce postulat d’affirmation de l’existence d’un Monde qui se distingue de ce que nous avions l’habitude d’appeler le monde nous donne la possibilité de rendre le présent intelligible, sans recycler les vieilles théories qui ne permettent plus de comprendre ce que nous avons sous les yeux. D’où le désarroi de ceux qui ne saisissent rien de ce qui se passe aujourd’hui, simplement parce qu’ils ne savent ni observer le Monde ni proposer des explications aux phénomènes qui adviennent. J’insiste sur l’erreur souvent commise en France de sous-estimer l’importance de l’urbanisation mondialisante, qui brouille toutes les cartes, et d’abord celles de la géopolitique des Etats. Nous continuons à considérer les Etats nationaux comme des mailles essentielles de la mondialité, alors qu’ils sont de plus en plus mis de côté par les réseaux de l’urbanisation généralisée du Monde.
Comment articulez-vous la spatialité et l’habitat à la question sociale?
Tout mon livre est fondé sur l’appel à un aggiornamento théorique indispensable à l’invention de nouveaux cadres d’action politique, ce que j’appelle une nouvelle politique de la mondialité. Ce qu’on nomme « crise » renvoie presque toujours d’abord à l’épuisement des systèmes de régulation politique des Etats et à un affaiblissement spectaculaire de la démocratie représentative « à l’ancienne ». On ne pourra pas en sortir en usant des vieilles théories de gouvernement. D’où cette volonté de théoriser à nouveaux frais ces questions, mais sans prôner une théorie abstraite, en surplomb. J’essaie au contraire de me fonder sur une observation minutieuse des phénomènes et en particulier sur celle des pratiques de spatialité des individus.
Votre approche géographique s’élève contre » l’empire de la vulgate économiste ». Comment situez-vous le rôle du géographe dans le débat contemporain ?
Je ne me sens pas particulièrement porte-parole d’une discipline. En revanche, je milite pour que l’on réapprécie le rôle de l’espace dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés. Et là, il est clair que mon bagage de géographe me sert, même si je dis souvent que ma démarche est plus une anthropologie politique des espaces habités qu’une géographie, au sens classique du mot, ce qui me pousse à emprunter à de nombreuses disciplines et aussi à refuser la réduction des questions relatives à l’organisation de la vie en société, à leur approche économiste et utilitariste. En effet, nous vivons aujourd’hui sous la domination idéologique de cette vulgate et cela me semble préjudiciable à la qualité de nos réflexions, car cela pousse à ne pas observer correctement les réalités sociales, aveuglés que nous sommes (souvent) par « l’économicisme » ambiant.
Vous décrivez des » expériences de spatialité » comme un simple trajet en métro. En quoi ce » vécu spatial au quotidien » est-il une forme nouvelle d' » art de l’existence » ?
La spatialité et ses expériences ont toujours constitué un art de l’existence pour les individus, mais on a peu pris en compte cette dimension, notamment dans les sciences sociales et la philosophie, qui ont toujours porté plus d’attention aux questions de temps et de temporalité. Or à mon sens, la dimension première de l’existence humaine, c’est la spatialité ; remarquons qu’exister signifie étymologiquement se déplacer à partir d’un point fixe. Cette spatialité a une importance considérable dans la vie de tout un chacun, au quotidien, ce dont la littérature, l’art, le cinéma se sont emparés. Pourtant, les pensées théoriques sont restées peu attentives à une manifestation souvent considérée comme triviale de la vie humaine en société. Mon point de vue est tout autre et je développe même l’idée qu’une des caractéristiques du Monde est de donner à la question spatiale une plus grande importance encore. C’est ce que j’appelle le tournant spatial des sociétés contemporaines.
Qu’est-ce alors qu’une » politique du Monde » ?
Je pars de l’idée que toute cette politique du Monde doit être pensée et articulée à partir de l’expérience locale et de ce que j’appelle les petites « républiques de cohabitation ». Dans ce « communisme spatial » ordinaire, au sens d’une mise en commun de l’espace habité, se réinvente une philosophie politique pratique, à la fois un corpus de doctrine et un répertoire d’actes.
Dans les mouvements de type Occupy, on a vu même se reconstituer un autre rapport à la parole, du fait même des contraintes sonores qui imposaient de pouvoir mener des débats collectifs sans le recours à un système d’amplification. On a pu assister là à une sorte de retour à l’origine de la parole politique dans l’espace de débat public. On retrouvait la congruence entre des voix et des espaces ouverts de discussion. Nous devons prendre au sérieux ces phénomènes, indépendamment du fait de savoir si les occupations ont été ou non efficaces, ce qui à mon sens n’est pas la véritable question. Et mesurer les annonces d’une nouvelle manière de concevoir la politique, à la fois ancrée localement et cohérente globalement. C’est un sacré défi.
Finalement, votre livre porte la marque d’un optimisme profond sur notre capacité à imaginer, collectivement, ce qui nous est commun dans ce Monde…
C’est un optimisme de la volonté ! Le Monde parfois me laisse béant devant sa violence, l’injustice, la promotion médiatique de la médiocrité et de l’arrogance. Je m’inquiète aussi du renouveau de toutes les idéologies dogmatiques religieuses ou politiques qui offrent les pires des solutions aux problèmes du moment. Elles sont le prototype des systèmes de lecture qui ne comprennent rien de la mondialité et tentent d’y substituer un monde imaginaire, purgé de ses troubles et surtout des fauteurs de troubles que ces idéologies désignent toujours (les incroyants, les étrangers, les « méchants » de tout poil, etc.). Mais je suis aussi saisi par les capacités créatrices des habitants, par les possibilités colossales qui s’offrent à nous. Je mise sur cette intelligence et les potentialités de ce Monde pour inventer, individuellement et collectivement, un autre avenir que celui que tous les catastrophismes nous annoncent. Bref, je crois qu’il est possible de créer les conditions pour une autre habitation humaine du Monde, plus juste.
Recueilli par Manon Worms
L’Avènement du Monde – Essai sur l’habitation humaine de la Terre (Seuil), 304 pages, 22 €
Michel Lussault sera l’invité de la Villa Gillet, à Lyon le mardi 9 avril à 19 h 30, pour une rencontre avec le philosophe Mathieu Potte-Bonneville et le journaliste Sylvain Bourmeau (Libération)
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