Le Jumeau solitaire de Harry Mathews emprunte les chemins du polar pour mieux se perdre en bifurcations. Un “feuilleton fragmenté” au charme sorcier.
Les admirateurs de Harry Mathews seront comblés par Le Jumeau solitaire, roman livré dans sa traduction en français quelques jours avant le décès de l’auteur en janvier 2017. On y retrouve en effet l’allégresse fictionnelle qui folâtra tout au long de son œuvre, depuis Plaisirs singuliers (1983), jusqu’à Le Cas du Maltais persévérant (2013).
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Comme de coutume chez lui, rien ne s’y passe comme cela devrait se passer. Déjà le titre qui instille un certain malaise. Comment un jumeau peut-il être solitaire à moins que son frère soit mort ? Or, pas du tout, les jumeaux sont bien deux et bien vivants, John et Paul, aussi indissociables au physique qu’ils sont différents dans leur comportement, l’un plutôt bavard, l’autre vraiment taciturne.
Un art de la digression permanente
Mais ce qui intrigue le bled portuaire où ils vivent, c’est surtout que les deux frères semblent avoir pactisé pour ne jamais se rencontrer. L’enquête sur ce mystère sera menée par Berenice, psychologue, et Andreas, éditeur, couple fraîchement débarqué en ville et que l’on découvre dialoguant au saut du lit sur le phénomène Paul-John. Va pour le polar, se dit-on.
De fait, il sera beaucoup question de crimes, de châtiments et de dénouement funeste. N’était que le récit d’apparence si classique s’ingénie à bifurquer sans relâche vers des horizons nettement moins familiers. Un art de la digression permanente qui, comme des injections de Maupassant, consiste à nous narrer tout soudain des histoires bizarres, plus ou moins inventées par les personnages au gré de leur fantasmagorie bouillonnante. Ainsi d’un certain Geoffrey qui explique “pourquoi il avait renoncé au royaume de la poésie pour la vie de bureau.”
Sourire aux lèvres, on s’y perd un peu et c’est tant mieux
Ou bien, Malachie, concessionnaire Ford pas trop réglo. Ou bien Hubert, valet de chambre, qui veut révéler au monde son expérience dans un jardin public où il a découvert l’existence de “l’anti-vent”, sorte de congélation de l’espace et du temps. Ou encore la vie censément dissolue de la “sulfureuse” Wicheria, maîtresse alternative des jumeaux et par ailleurs danseuse hors pair.
Sourire aux lèvres, on s’y perd un peu et c’est tant mieux. Car l’imaginaire arborescent est tout entier tendu vers un unique effet que Mathews appelle “l’hameçon essentiel du feuilleton fragmenté” : l’effroi tranquille, la terreur ordinaire.
Dans ce roman qui subjugue les conventions du roman, tout se passe comme si on était invité à jouer au ping-pong mais en respectant les règles du rugby. Un cocktail de rigueur délicate et d’impromptus brutaux qui fait le charme sorcier d’un récit “égaré”.
Le Jumeau solitaire de Harry Mathews (P.O.L), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurence Kiefé, 170 pages, 15 €
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