A travers le cas édifiant d’une relation tordue entre un journaliste et un assassin liés par un contrat, Janet Malcolm explore les ambivalences du récit journalistique.
A l’éternel dossier sur ce qui sépare la fiction de la non-fiction, le roman du journalisme, l’envolée imaginaire de la restitution du réel, le récit de Janet Malcolm, Le Journaliste et l’Assassin, fournit une pièce centrale, analysée à la fois dans les écoles de journalisme et de creative writing. Paru pour la première fois en 1990 dans le New Yorker, à travers deux longs articles, ce récit explore la frontière entre deux contrats d’écriture qui, bien qu’affirmant leur autonomie, tendent parfois à se brouiller dans un entrelacement confus.
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Le cœur de la réflexion de Janet Malcolm tourne autour de l’ambivalente relation qu’ont entretenue un “assassin” – Jeffrey MacDonald, médecin accusé, en 1970, du meurtre de son épouse et de ses deux filles – et un “journaliste” – Joe McGinniss, auteur reconnu auquel MacDonald confia le récit circonstancié de son innocence revendiquée, en toute confiance.
Durant son séjour en prison, l’accusé reçut des lettres du journaliste qui l’assurait de son amitié et de sa commisération. Sauf que, préparé dans le secret de son esprit retors, le livre de McGinniss, Fatal Vision, paru en 1983, quatre ans après le verdict, le présenta comme un psychopathe en trahissant le contrat d’une double nature qu’il avait édifié avec son complice : un contrat d’édition et un contrat moral. Abasourdi, MacDonald intenta alors un procès au journaliste, pour “tromperie et violation de contrat”.
Janet Malcolm démontre l’inévitable “ambiguïté morale du journalisme”
Ce sentiment de trahison et la perverse duplicité nourrissent le cœur du livre de Janet Malcolm, qui, ayant été elle-même poursuivie par un auteur mécontent du portrait qu’elle avait fait de lui dans une enquête (Tempête aux archives Freud), trouva dans ce procès la matière vertigineuse d’une réflexion sur l’écriture. Plutôt que de chercher à prouver la (non-)culpabilité judiciaire de MacDonald, l’enjeu de son enquête interroge la (non-)culpabilité morale d’un auteur et l’espace de liberté qu’il s’autorise dans l’acte journalistique. A-t-on le droit de berner son “sujet”, de le manipuler ?
Détaillant les étapes de sa propre enquête, notamment ses discussions vite avortées avec McGinniss, Janet Malcolm démontre l’inévitable “ambiguïté morale du journalisme” qui “n’est pas dans les écrits mais dans les relations humaines qui en sont à l’origine”. Se nourrissant “de la vanité des autres, de leur ignorance ou de leur solitude”, ce que fait le journaliste “est moralement indéfendable”, observe l’auteur, qui souligne que les journalistes essaient de mille manières de sortir de cette “impasse morale”. “Les plus sages savent que même en faisant du mieux possible, ce n’est jamais assez” ; quant aux “moins sages”, ils “préfèrent croire qu’il n’y a pas de problème”.
D’Emmanuel Carrère (L’Adversaire) au documentariste Jean-Xavier de Lestrade (Soupçons), nombre d’auteurs assument cette frontalité ambivalente avec un assassin, dont la folie et l’opacité sont parfois autant d’invitations à créer un lien avec lui, voire une amitié, fût-elle consciente des limites de son déploiement. Si le cas de McGinniss confirme l’indéfendable posture du journaliste surplombant du haut de son cynisme le mystère de son ”personnage”, la longue histoire du récit journalistique rappelle combien il existe une morale de l’écriture qui, sans nier les ambiguïtés de toute relation humaine, s’accroche à la loi d’un “pacte biographique”, sans règle fixe autre que celle de la croyance de l’auteur dans sa propre parole : celle qu’il s’est adressée à lui-même autant que celle qu’il a tenue à l’autre.
Le Journaliste et l’Assassin (J’ai lu), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lazare Bitoun, 224 pages, 6,70 €
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