Il a dirigé La Découverte durant trente ans, découvert des penseurs et penseuses de poids dans le champ des idées, créé des collections d’essais marquantes. Retour sur un parcours impressionnant.
S’il était plutôt discret dans le paysage de l’édition, mal connu du grand public, François Gèze, ancien directeur des éditions de La Découverte de 1983 à 2014, disparu lundi à l’âge de 75 ans, a marqué de son empreinte décisive le paysage des sciences humaines des quarante dernières années. Autant pour la pertinence des textes scientifiques qu’il défendait que pour sa capacité à reconnecter le champ de la recherche à un public non savant, dont il savait activer la curiosité, à travers de nombreuses collections avisées, comme la collection “Repères”, visant à faire connaître des travaux d’universitaires auprès d’un jeune public, ou encore des “Empêcheurs de penser en rond” de Philippe Pignare, et de “Zones” dirigée par Grégoire Chamayou. Des collections qui n’ont cessé de se multiplier, à l’image des plus récentes, passionnantes, “Terrains philosophiques”, “L’envers des faits”, “L’horizon des possibles”…
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Beaucoup d’œuvres de penseurs marquants de ces dernières années lui doivent une part de leur notoriété. Bruno Latour, Isabelle Stengers, Nastassja Martin, Harmut Rosa, Pierre Charbonnier, Achille Mbembe, Bernard Lahire, Matthew B. Crawford, François Cusset, James C. Scott, Étienne Balibar, Axel Honneth, Serge Audier…, parmi tant d’autres, ont su séduire des lecteurs qui, au départ, n’avaient pas forcément de formation scientifique ou philosophique. C’est un vrai travail d’éditeur, de lecteur attentif autant à la richesse d’un texte qu’aux conditions possibles de sa réception, qui a permis la prospérité relative des éditions La Découverte dans le champ de plus en plus contraint du livre. Outre les sciences humaines et sociales, il a aussi développé le domaine des enquêtes, à l’image de celles de Günter Wallraff (Tête de turc, vendu à plus de 500 000 exemplaires), Marie-Monique Robin (Le Monde selon Monsanto…) ou de Michael Moore (Tous aux abris !…). Il n’a cessé en même temps de défendre les revues (Mouvements, Réseaux, La Revue du Crieur…), qui formaient pour lui un « laboratoire d’idées essentiel ».
Une empreinte engagée
Le catalogue qu’il a constitué au fil des ans reste en France l’un des plus riches et cohérents dans sa diversité même. Ancré à gauche, à la mesure de ses combats de jeunesse (militant au PSU dans les années 1960, proche de la gauche anti-coloniale), il se forma au métier d’éditeur aux côtés d’un autre phare du milieu du livre, François Maspero (1932-2015). Après que ce dernier lui cèdât, en 1982, la présidence de sa maison, François Gèze créa la Découverte en 1983. Prolongeant les combats politiques de Maspero, notamment contre la guerre d’Algérie, il a fait de la question coloniale et post-coloniale un axe éditorial central. Il s’intéressait de près à l’histoire de la présence de la France en Algérie, mais aussi à la guerre civile des années 1990, et à l’implication de l’État algérien dans cette guerre.
Par-delà le destin de sa maison, qu’il sut mener à son accomplissement, avant de laisser la main à Hugues Jallon, puis à Stéphanie Chevrier, il n’a cessé de défendre le sort de la chaîne du livre, des éditeurs indépendants, des librairies, des bibliothèques, en travaillant à mieux organiser l’interprofession du livre. Lucide face à la baisse de fréquentation des librairies depuis le début des années 2000, il se félicitait récemment d’un “regain d’intérêt tout à fait inattendu pour les sciences humaines et sociales critiques”, dans un entretien avec Sylvain Bourmeau dans AOC en septembre 2021. “Une fraction très significative, que j’évalue entre le quart et le tiers des jeunes générations d’aujourd’hui, celle des 25-35 ans et davantage les 15-25 ans, qui sont encore plus motivés, a retrouvé le goût de la lecture, en particulier de livres qui les aident à comprendre le monde pour mieux le changer”, confessait-il.
Comprendre le monde pour mieux le changer : l’élan même de sa vie, concentré dans cette ambition, aura connu cet ultime frémissement, comme l’accomplissement d’une existence entièrement consacrée à faire découvrir les idées émancipatrices.
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