Avec le premier roman de Donald Ray Pollock, plongée effrayante, cocasse et tendre dans l’Amérique white trash et sa galerie de déjantés.
C’est une église pouilleuse de Virginie-Occidentale, trop pauvre pour s’offrir une cloche mais suffisamment riche de ferveur pour organiser chaque année une semaine de cérémonies revivalistes. Loin d’être né au ciel, ce lieu de culte est, de façon symptomatique, issu des entrailles obscures de la terre – si l’effondrement d’une mine de charbon ne l’avait pas coincé dans le noir en compagnie de deux cadavres, le révérend Sykes serait resté mineur, et n’aurait pas convié à sauver quelques âmes une paire de prêcheurs en guenilles, dont l’un ressemble “au Prince des Ténèbres et l’autre à un clown tombé dans la mouise”.
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En une image, le balancier infernal est lancé : oscillant entre effroi et rire jaune, Le Diable, tout le temps précipite Jim Thompson au fond des ravines sans lumière de Chris Offutt et charge le troubadour white trash Hasil Adkins de mettre en musique les nouvelles les plus grinçantes de Flannery O’Connor. Lors de sa parution aux Etats-Unis, le premier roman de Donald Ray Pollock dut à la présence d’un couple de tueurs sillonnant les routes du Midwest des comparaisons cossardes avec Tueurs-nés et La Balade sauvage. Mauvaises pioches : aussi éloigné du Barnum barrissant d’Oliver Stone que de la poésie pastorale de Terrence Malick, le livre évoquerait plutôt des Tueurs de la lune de miel lâchés sous le chapiteau de Freaks et dans les bourgades confites en religion de La Nuit du chasseur. Et donc une contrée en noir (beaucoup) et blanc (à peine), aux contours proches de ceux de la “vieille Amérique zarbi” théorisée par Greil Marcus et aux citoyens dotés de moeurs pour le moins pittoresques : y sévissent un prêcheur bisexuel avaleur d’araignées (et trompant son partenaire en chaise roulante avec un phénomène de foire aux fesses ornées de plumes de pigeon), un homme d’Eglise dépucelant à la chaîne des oies blanches et un shérif corrompu tentant d’effacer les traces de la trentaine de crimes sexuels perpétrés par sa soeur et son beau-frère.
Bien que pareil canevas soit propice à toutes les surenchères – domaine dans lequel les nouvelles-uppercuts de Knockemstiff témoignaient en 2010 d’un effarant talent –, Pollock ne se résout jamais à priver de leur inquiétante humanité des personnages abonnés aux aberrations comportementales, aux superstitions homicides et aux rituels déviants. Leurs Appalaches étant une terre d’élection pour le gothique et le grotesque, le meurtre y a pour fonction paradoxale d’apporter une bouffée d’oxygène à des psychismes au bord de l’asphyxie. Si Knockemstiff et Le Diable, tout le temps s’ouvrent sur des scènes jumelles, où des pères donnent à leurs fils des leçons de violence utilisée à bon escient, un humour contondant corrobore cette approche pugilistique de la vie : dans l’inégal match de boxe opposant les personnages de Pollock à leur destin, la victoire revient fatalement à celui des deux adversaires qui est doté du sens de l’ironie le plus tordu.
Bruno Juffin
Le Diable, tout le temps (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier, 370 pages, 22 €
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