Librairies et maisons d’édition fermées, festivals annulés… Toute la chaîne du livre est frappée et ses acteurs – particulièrement les indépendants – sont menacés.
Peu de temps avant la décision gouvernementale de fermer les commerces considérés comme non essentiels, Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF), le reconnaissait : depuis quelques jours déjà les ventes de livres s’effondraient. « Si on compare avec la même période de l’année précédente, à la mi-février on était à -0,5 %, du 3 au 10 mars, à -2,8 % et, le lendemain, en observant la période du 4 au 11 mars, on était à -5,4 %. » Aussi, et dès la semaine dernière, les maisons d’édition l’avaient noté : les libraires, par prudence, avaient réduit leurs commandes. Mais leur fermeture ce week-end et les mesures de confinement annoncées lundi soir inaugurent une situation totalement inédite. On s’en doute, elle pourrait bien être dévastatrice. Le coronavirus a d’ores et déjà ébranlé, de différentes manières, le fragile écosystème du monde du livre.
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Du côté des éditeurs, on a commencé la semaine dernière par réfléchir à différer certaines publications, notamment chez Gallimard où on a reporté dans un premier temps les offices de Philippe Labro ou Camille Laurens, par exemple. Mais depuis l’annonce des décisions radicales du gouvernement, la situation s’est soudain complètement transformée. Lundi après-midi, différents éditeurs ont opté pour l’arrêt total des offices et le report au cas par cas des publications prévues fin mars ou avril. Les livres sortiront en mai, en juin, à l’automne, et pour certains titres aucune date précise n’a encore été arrêtée. Gallimard, Seuil, Buchet-Chastel, Grasset, Stock, Actes sud, Flammarion et POL notamment s’y sont résolus.
« Les ventes en ligne ne combleront pas les déficits »
Certaines librairies ont dans un premier temps tenté de continuer à vendre des livres, en effectuant des livraisons, par exemple. Et en communiquant sur les réseaux sociaux pour inciter les lecteurs à se tourner vers leurs propres sites internet plutôt que vers Amazon. Ce qui de toutes façons ne pouvait pas égaler les chiffres de ventes habituels. Guillaume Husson remarque : « L’achat de livres se fait beaucoup à l’intuition, en feuilletant, en flânant dans les rayons. » Ce que confirme Jean-Charles Grunstein, directeur des ventes chez Gallimard : « Les ventes en ligne ne combleront pas les déficits que nous allons rencontrer. »
Mais les nouvelles mesures de confinements énoncées lundi soir ont de toutes façons, là encore, transformé la situation en rendant les livraisons impossibles. Pour les enseignes les plus fragiles, le SLF cherche des solutions concrètes, comme l’explique Guillaume Husson : « Il existe des dispositifs d’aide à la trésorerie propres à notre secteur et nous sommes aussi en train d’étudier les aides aux TPE et PME proposées par le gouvernement. Pour l’instant, il n’y a pas encore trop de demandes, mais les librairies sont des entreprises qui possèdent peu de fonds propres. Beaucoup auront du mal à encaisser une telle baisse du chiffre d’affaires si elle se prolonge sur plusieurs semaines. »
Ce n’est pas seulement la chute des ventes qui porte atteinte à la chaîne du livre, mais aussi les annulations en cascade de rencontres et de festivals, dans la capitale comme en région. Celle du salon Livre Paris a marqué le début d’une longue liste, de Montaigu à Rennes en passant par Lyon. Certaines peuvent être reportées : la manifestation parisienne Italissimo, prévue début avril, devrait se tenir en octobre. Mais ce n’est pas toujours possible.
Venues d’auteurs étrangers annulées
A côté des librairies, les lieux où sont régulièrement organisées tables rondes et lectures sont tous fermés jusqu’à nouvel ordre, comme la Maison de la Poésie ou les musées. Liés ou non à ces événements, plusieurs déplacements d’écrivain·es étranger·ères ont été annulés. Les sorties de leurs livres sont donc privées du battage médiatique qui habituellement entoure l’arrivée d’une star internationale. L’Inde était cette année invitée d’honneur de Livre Paris. Arundhati Roy, qui publie Mon cœur séditieux ce mois-ci chez Gallimard, devait être là pour l’occasion. Elle ne viendra pas. Alberto Manguel était à Paris pour la sortie de son Monstres fabuleux – Dracula, Alice, Superman et autres amis littéraires chez Actes Sud. Il est reparti plus tôt que prévu, annulant une rencontre au Collège de France. L’auteur, qui vit à New York, craignait à juste titre que Trump ne ferme les frontières.
Si ces contretemps sont problématiques dans les grandes maisons, ils peuvent être catastrophiques pour les petites structures. David Meulemans, directeur des éditions Aux Forges de Vulcain, explique l’importance des salons et festivals auxquels sa maison participe tous les week-ends : « Livre Paris ne nous a pas remboursés pour l’instant. Entre les frais engagés et le manque à gagner, c’est 5 000 € que nous perdons, et pour nous c’est beaucoup. » Car les petits éditeurs font une part importante de leur chiffre d’affaires dans ces manifestations, où ils sont plus visibles qu’en librairie. « Au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, certains acheteurs reviennent, année après année, pour se procurer nos livres », raconte David Meulemans.
La toute jeune maison d’éditions Matin Calme, spécialisée dans le roman noir coréen, vient d’être créée, le premier titre de son catalogue est sorti en janvier. Et l’épidémie remet complètement en question sa stratégie de lancement. Le festival Quais du Polar, à Lyon, lui avait ménagé un accueil de choix avec des rencontres autour de ses auteurs. Ensuite, une tournée en librairies devait se dérouler sur quinze jours. Las, les deux romanciers invités resteront en Corée. « C’est un manque à gagner, bien sûr, mais surtout un moment de promotion qui n’existera pas. La conséquence pour nous : une perte importante de visibilité », regrette Pierre Bisiou, directeur de la maison. Partout, comme lui, on souligne que l’épidémie ne pose pas seulement un problème économique immédiat. Dans un secteur, la littérature, où depuis plusieurs années on ne sait plus comment fidéliser un lectorat dévoré par les séries télévisées, voir des librairies désertes et des rencontres annulées tout le printemps est un crève-cœur.
Et les indépendants ?
Les auteurs sont eux aussi directement touchés par les annulations de festivals car, depuis quelque temps, ils ont obtenu de haute lutte d’être rémunérés pour leur participation. Dans un communiqué, la Société des gens de lettres (SGDL) invite « l’ensemble des manifestations concernées à confirmer l’engagement qu’elles ont pris auprès des auteurs invités quant au versement de la rémunération qui était prévue au titre de leur participation ». Mais nul ne sait si ce sera le cas.
Sinon, comme dans n’importe quel secteur économique, les maisons d’édition s’organisent face au virus. « Il paraît que chez Gallimard les plus de 70 ans sont invités à rester chez eux », nous raconte-t-on avec un brin d’humour. Mais il n’y a pas que les auteurs, les libraires et les éditeurs qui souffrent. D’autres professionnels – agences de communication spécialisées dans le livre, attaché·es de presse indépendant·es, autoentrepreneur·ses – s’inquiètent.
Ces structures autonomes se sont multipliées ces dernières années, en conséquence de l’externalisation par les éditeurs, surtout les petits, de certains postes de travail. Et dans les villes de province, l’organisation d’événements littéraires, dont le nombre a explosé, leur est souvent confiée. « Tout ce qui s’est mis en place autour du livre se casse la figure en trois semaines », se désole-t-on. C’est un nouveau modèle entrepreneurial, sorte d’ubérisation de l’édition, qui semble montrer ses limites.
Si les uns et les autres confient volontiers leur désarroi, personne ne veut être cité, ce qui montre de fait la fragilité du secteur. Outre la frustration d’avoir travaillé parfois des mois et des mois sur un événement important, et pour rien, plusieurs problèmes concrets se posent, concernant la façon dont les assurances des festivals fonctionnent. On parle de chômage. Au fond, chacun se demande comment être payé.
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