Les commentaires indigents sur les “racailles des cités” dans le foot font écho à une forme de banalisation de la parole raciste, selon Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de violences urbaines.
Bio express : Laurent Mucchielli
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Sociologue et directeur de recherches au CNRS, il est l’auteur de nombreux travaux sur la délinquance juvénile, les institutions pénales et le débat public sur l’insécurité. Il a publié récemment La Frénésie sécuritaire (2008) et La Violence des jeunes en question (2009). Il dirige aussi un site : www.laurent-mucchielli.org
Que vous inspirent les commentaires sur l’élimination de l’équipe de France au Mondial ? Vous évoquiez l’étrange “obsession raciale” autour de cette équipe. Qu’est-ce à dire ?
Plusieurs choses me choquent dans cette histoire. D’abord, l’ampleur du psychodrame. Il y a d’autres événements importants en ce moment, en France et dans le monde. Qui a intérêt à entretenir le feu médiatique sur cette défaite ? Cela amène à questionner la récupération politique. Tous ces hommes et femmes politiques qui se présentent aux journalistes pour donner leur avis personnel et y aller de leur petite phrase sont atterrants. C’est le café du commerce érigé en sport national ! Et bien entendu, le président de la République est venu annoncer qu’il va personnellement prendre l’affaire en main. Il veut convoquer des états généraux du football. On croit rêver ! Fera-t-on voter bientôt une loi pour que le président nomme directement l’entraîneur de l’équipe de France de foot ? La troisième chose qui me choque, c’est en effet le contenu de beaucoup de ces commentaires présentant les joueurs de l’équipe de France comme des “racailles de cités” et des “caïds”. C’est un langage que je connais bien puisque c’est celui qui est utilisé couramment pour parler de la délinquance des jeunes. C’est sympa pour les footballeurs ! Et si ça marche, c’est évidemment parce que la plupart des joueurs ont la peau colorée. Quant à ceux qui, comme Finkielkraut, projettent carrément leurs fantasmes de guerre raciale ou de guerre de religion, que dire ? Tout cela est indigent sur le plan intellectuel et odieux sur le plan moral.
Assiste-t-on ici à une forme de banalisation du racisme ?
Je le crains. Cette façon de prétendre expliquer les personnes et leurs actes par leurs “origines” raciales ou sociales, qu’est-ce que c’est d’autre ? Cette façon d’identifier une “racaille de cités qui sommeille” derrière tout jeune homme à la couleur de peau non blanche, qu’est-ce que c’est d’autre ? Ces procédés nient les personnalités et leur pluralité. Ils occultent toute la chaîne des responsabilités, ils court-circuitent toute analyse des dysfonctionnements collectifs. Ils traduisent un profond mépris pour les milieux populaires et une forme de racisme banalisé.
Cette “ethnicisation” de la représentation de l’équipe nationale fait-elle écho à celle des représentations sociales en général ?
Oui, elle n’en est qu’une illustration parmi d’autres, et elle renforce en même temps ces représentations sociales générales, vu la dimension de psychodrame national qu’a prise cette histoire. Elle en renforce la connotation négative. Le renversement est complet par rapport à 1998 et sa célébration de l’équipe “black-blanc-beur”. Nous sommes aujourd’hui dans l’époque où une ministre conspue ce qu’elle appelle les “jeunes musulmans à casquette” et où un autre est condamné pour injure raciale (les Arabes, “quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes”). Certains ont appelé ça la “lepénisation des esprits” depuis longtemps. Et elle se poursuit.
Depuis quand observez-vous ce tournant ? Comment l’expliquez-vous ?
On ne va pas refaire ici l’histoire de France depuis 1945. Mais en deux mots, la France est un pays d’immigration, son développement industriel a été basé en partie dessus depuis le XIXe siècle. Le tournant, ce sont les années 80. Le changement brutal de modèle économique a engendré un chômage de masse, et le changement idéologique presque aussi brutal a sapé la doctrine progressiste de la gauche politique, ouvrant un boulevard à l’esprit sécuritaire et son double thème de prédilection, immigration et délinquance. A cela s’ajoute le poids historique du racisme lié moins – à mon avis – à l’histoire coloniale en général qu’à la guerre d’Algérie en particulier. La peur des “immigrés-délinquants de banlieue” s’est fixée au tournant des années 80 et 90, avec l’affaire du foulard islamique (1989), les premières émeutes (1990) et la première guerre du Golfe (1991).
Comment réagissez-vous au procès des cinq jeunes accusés d’avoir tiré sur des policiers lors des émeutes à Villiers-le-Bel en novembre 2007 ?
Il est évidemment normal que ces actes graves soient jugés devant un tribunal, mais vu le contexte et les déclarations des uns et des autres, il faut aussi que tout le monde observe le déroulement de ce procès et s’assure que justice soit rendue aux personnes impliquées, dans le respect des droits de chacun et de l’indépendance de la justice. Il n’y a ni exemple à donner ni populations ou territoires entiers à juger. Il y a des personnes, des actes et un contexte.
Quels sont selon vous les facteurs clés (rôle de l’Etat, ghettoïsation spatiale) de la question des émeutes urbaines, dont vous analysez les formes dans votre dernier ouvrage ?
Lorsque l’on interroge les habitants sur les raisons de leur colère, ils parlent d’abord des humiliations et des injustices vécues dans les relations avec la police ainsi qu’à travers l’échec scolaire et les orientations subies, puis de l’absence de travail et du rejet/racisme de la part du reste de la société. Ces quatre éléments sont de fait très importants. On peut en ajouter deux autres, invisibles mais également déterminants. Le premier est l’absence de représentation politique. L’émeute est ce que j’appelle une “forme élémentaire de protestation”, spontanée et inorganisée. L’alternative serait une action collective organisée, mais les partis politiques, les syndicats et les grandes associations ont depuis longtemps déserté les quartiers. Le deuxième élément est une politique de la ville qui n’est pas au niveau des problèmes et qui dépense mal ses crédits. Depuis 2003, on met presque tout dans la pierre (la “rénovation urbaine”). Or, pour le budget d’une tour démolie puis reconstruite, combien d’enfants pourraient être mieux accompagnés à l’école et combien d’emplois pourraient être créés ?
Les Violences politiques en Europe de Laurent Mucchielli et Xavier Crettiez (La Découverte), 336 pages, 27 €
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