Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit, distille un peu de pop philosophie dans une réflexion iconoclaste sur le droit et le lien social. Son essai Magic, une métaphysique du lien, déplace l’analyse classique sur le droit, associé à une pure opération de magie.
La question du lien social est constitutive du projet initial des sciences humaines. Elle en définit le cadre fondateur autant qu’elle ne cesse d’en reposer les enjeux, au fil du temps et des vicissitudes de la vie collective. La réflexion sur le mystère de ce qui relie – ou sépare – les individus au cœur des sociétés traverse la modernité. La sociologie – dès Emile Durkheim – trouve son fondement à partir de l’analyse de la nature de ce lien et de ce qui s’y oppose, l’anomie. Sans lien, pas de société. Sans solidarité sociale, pas de collectivité.
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Comme le rappelle le philosophe Laurent de Sutter dans son nouvel essai Magic, une métaphysique du lien, c’est même Jean-Jacques Rousseau qui dans Le Contrat social définit avant les sociologues la notion de lien dans l’un de ses chapitres intitulé « des fausses notions du lien social« . En inventant l’idée de lien social, Rousseau inventa ainsi « une nouvelle manière de parler de la relation unissant les parties à un pacte, manière qui se caractérise par sa solidité, sa robustesse, sa force, sa capacité de résistance aux puissances travaillant à sa destruction« , souligne Laurent de Sutter. En permettant de déployer l’intérêt général au lieu des intérêts particuliers, ce contrat social serait ainsi ce qui nous permet de nous relier à autrui, de faire corps, de faire société. Comme une sorte de « puissance » physique rattachant les êtres à ce qui les dépasse, les rassure et les protège : une communauté.
Pop philosophie
Pourtant, dans son essai singulier et tranchant comme un tour de magie déroutant, Laurent de Sutter s’écarte de cette lecture sociologique classique pour réinterroger le lien social à la lumière du droit, l’un de ses champs de recherche privilégiés par-delà la masse des objets diversifiés sur lesquels se penche la « pop philosophie » dont il est l’une des têtes chercheuses.
Empruntant des chemins sinueux, au fil de courts chapitres successifs comme autant d’intuitions cinglantes, l’auteur déplace le regard sur la lecture rousseauiste et durkheimienne pour avancer une autre hypothèse : la force du lien social procède d’abord du droit, qui fonde un « interminable réseaux de liens ».
« Le lien social trouve sa source dans le droit, en tant qu’il présente une forme excédant celle de la multiplicité des petits liens par lesquels les individus s’obligent de manière mutuelle ou se lient à l’univers des choses qui les entourent », écrit-il.
Mais la vraie originalité de sa réflexion tient à son opération de redéfinition du droit lui-même, ici associé à une entreprise magique, une « opération singulière » qui consolide les frontières communes entre individus, groupes et mondes immatériels. Droit et magie « s’interpénètrent » sans cesse, précise le philosophe, car le problème qu’ils ont à résoudre est au fond le même : celui de « l’établissement d’une continuité entre personnes pour le droit, entre mondes pour la magie, qui puisse prétendre à une robustesse minimale – celui de l’établissement d’un lien effectif, celui de sa facture concrète« .
Il n’est rien en effet de plus concret, « de plus pratique, de plus quotidien que la magie« . Contrairement à ce que nous voudrions croire sur nous-mêmes, la magie traverse pourtant notre époque, nos gestes et nos pensées, par-delà la croyance absolue dans la rationalité du monde. Le droit lui-même, dispositif on ne peut plus rationnel dans ses intentions et ses implications, est habité par la magie. Parce qu’il est « la discipline de l’impératif« , le droit est un instrument technique « par lequel l’ontologie se déploie« : c’est là que se déploie la magie de ses effets, que se joue la métaphysique des liens qu’il consolide.
Harry Potter de la philosophie contemporaine
On aurait tort de ne percevoir dans l’écriture de Laurent de Sutter que la marque obscure d’un penseur tellement iconoclaste et aventureux qu’il se rapprocherait de la posture d’une sorte de chaman vaguement hypnotiseur, d’un sorcier du droit ou d’un Harry Potter de la philosophie contemporaine. On entend dans sa voix l’écho d’un penseur travaillé par le goût de déplacer des catégories, d’entremêler dans le corpus de sa théorie les références solides à la philosophie ancienne et classique (Giordano Bruno, Rousseau, Montesquieu, Tarde…) à celles de la pensée contemporaine (Agamben, Meillassoux, Rancière, Latour…).
Si la clarté de son style butte parfois sur l’opacité de ses enjeux philosophiques, Laurent de Sutter expose cette idée stimulante selon laquelle la magie reste la condition requise pour l’instauration d’un lien de droit. « Il n’y a pas de droit sans magie », comme « il n’y a pas de magie sans droit ». Or, il n’y a de magie « que révolutionnaire« , estime-t-il. Là où le lien social est selon lui « toujours contingent« , le lien magique, lui, est « toujours nécessaire« . « En vérité« , écrit l’auteur, « le lien social n’existe pas –ou plutôt il n’existe que comme l’ensemble des mots vides au moyen desquels l’entrave par laquelle les individus sont empêchés de se déplacer, de quitter la place qui leur est attribuée, est exprimée« .
Masque, postiche ou cache-sexe, le lien social ne serait donc qu’une fiction, un marché de dupes et une « manière d’imposer une mise en ordre artificielle à ce qui est présenté comme un chaos« . Le droit, lui, « poursuivant toujours plus avant l’exploration de cet interminable réseau de liens que l’on appelle cosmos », est la pratique qui « maintient active, dans un monde qui fait semblant de ne plus y croire, la puissance transformatrice de l’hypothèse magique« . Adepte de la pop philosophie, Laurent de Sutter crée avec cette réflexion quasi psychédélique sur le droit et le lien social son « Magical mystery tour » de philosophie du droit. A la fois bariolé, barré et inspiré.
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