Auréolé d’un deuxième Pulitzer, l’auteur afro-américain publie Nickel Boys : un septième roman sombre et choquant qui prolonge son œuvre d’exploration de l’histoire raciste des Etats-Unis. Un des événements de la rentrée littéraire.
Ils sont désormais quatre. Deux paires d’écrivains seulement à avoir reçu deux fois le prestigieux Pulitzer de la fiction : Booth Tarkington, William Faulkner, John Updike et, en mai dernier, Colson Whitehead.
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A 50 ans, voilà cet écrivain new-yorkais à dreads et petit bouc soigné propulsé superstar des lettres américaines. Il réagit, joint par mail : “Je n’avais jamais entendu parler de Tarkington. Et je n’ai lu aucun roman de Faulkner ou d’Updike depuis mon adolescence. Ce qui nous rapproche ? Je dirais que nous écrivons ou écrivions tous les quatre en anglais.” On nous avait prévenu : la “star” est bougonne et peu encline à répondre aux journalistes. Il préfère laisser parler ses livres pour lui.
“Underground Railroad”, un premier phénomène éditorial
Au compteur donc : une quinzaine de livres, qui réfléchissent à l’identité et aux traumas collectifs américains. Il y a quatre ans, le plus connu d’entre eux, Underground Railroad (Albin Michel), a définitivement mis sur orbite cet auteur afro-américain élevé dans une famille bourgeoise du nord de Manhattan, passé par Harvard puis la rédaction du Village Voice.
Grande fresque historique de l’Amérique de la ségrégation, le roman raconte la traque de deux esclaves en fuite vers les Etats libres du Nord via un réseau ferré clandestin. Mémoriel et puissant, en prise avec les blessures du pays et ses pulsations contemporaines, le texte, qui sort en 2016, devient en quelques mois un vrai phénomène éditorial.
Il rafle le National Book Award for Fiction, un premier Pulitzer, s’écoule à plus d’un million d’exemplaires, devient le livre de chevet d’Obama et voit ses droits acquis par le cinéaste oscarisé Barry Jenkins. Il y a un an, le magazine Time, qui ne s’y trompe pas, offrait sa une à l’écrivain vedette, considéré désormais comme l’un des héritiers de Toni Morrison. En titre : “Le Conteur de l’Amérique.”
“Nickel Boys” : racisme, humiliations et sévices sur le campus
Aujourd’hui, c’est donc couronné de cette aura quasi christique et d’un second Pulitzer décerné en pleine pandémie que Colson Whitehead publie en France le primé Nickel Boys (Albin Michel). Un texte qui romance les humiliations et sévices infligés aux jeunes garçons noirs d’une maison de redressement en Floride, lors de la seconde moitié du XXe siècle. Une fiction inspirée de faits réels qui entérine Whitehead en “conteur” de l’Amérique divisée, grand romancier de l’histoire raciste de son pays.
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Plus ramassé et plus sobre que son prédécesseur, Nickel Boys trouve son origine dans un fait divers méconnu : le scandale de la Dozier School for Boys, une institution de l’Etat de Floride fondée en 1900 et fermée en 2011 à la suite d’accusations de tortures et de meurtres révélées par d’anciens pensionnaires survivants. En 2012, une enquête médico-légale avait exhumé cinquante-cinq tombes anonymes sur le campus de l’école.
Colson Whitehead se souvient qu’à l’époque “l’histoire de Dozier n’avait été couverte que par des journaux locaux en Floride. Rien à l’échelle nationale. Ce n’est qu’à partir du moment où les tombes ont été découvertes que le scandale est devenu national. Je me suis demandé alors combien d’endroits comme Dozier existaient dont nous n’entendions jamais parler.
La plupart des survivants interrogés par des journalistes étaient blancs et je me suis demandé à quoi ressemblait la vie dans la partie noire du campus. Si le rôle des journalistes et des historiens est de relater les faits avérés, moi, en tant que romancier, je peux inventer des choses, concevoir mes propres personnages et imposer ma propre signification à l’histoire.”
Comme les héros d’“Underground Railroad”, les personnages de “Nickel Boys” subissent une injustice et un racisme organisés par une majorité blanche toute-puissante
La Dozier School devient, sous la plume de Whitehead, la Nickel Academy. Une institution dans laquelle le jeune Elwood Curtis est envoyé en 1963, alors que le mouvement des droits civiques lutte pour faire évoluer la condition des Noir·es dans le pays. Eduqué, travailleur, idéaliste encouragé par les discours de Martin Luther King qu’il écoute sur vinyle, Elwood y fait la connaissance de l’ombrageux Turner.
Tous deux cantonnés dans la partie noire d’un campus qui pratique encore la ségrégation raciale, les deux adolescents vont y faire l’expérience de la torture, de l’esclavage et du meurtre raciste. Et comme les héros en fuite d’Underground Railroad, les personnages de Nickel Boys subissent une injustice et un racisme structurellement organisés par une majorité blanche privilégiée et toute-puissante.
Cinquante-sept ans plus tard, c’est encore de ces mêmes dérives que sont aujourd’hui victimes les George Floyd, Trayvon Martin et Eric Garner. Contre ces mêmes violences que manifestent inlassablement les militant·es de Black Lives Matter. A ce sujet, pourtant, Colson Whitehead rechigne à s’exprimer.
“Le racisme institutionnel fait partie des fondations de ce pays”
Il nous a fait savoir qu’il ne répondrait pas aux questions sur l’assassinat de Floyd ou sur la vague de mouvements antiracistes du printemps. Position surprenante, frustrante, paradoxale même pour cet écrivain dont l’œuvre tend toujours plus à réfléchir à l’héritage du passé ségrégationniste de son pays, aux tragédies sociales, économiques et policières qui continuent de frapper les Noir·es américain·es.
Alors, aux questions qu’on lui pose quand même sur le sujet, Whitehead répond de manière lapidaire et évasive : “Le racisme institutionnel fait partie des fondations de ce pays. Il y est ancré profondément. Et cela nous survivra, à vous comme à moi.” On insiste : la littérature a-t-elle le pouvoir de faire changer les choses ? :
“La littérature peut changer les gens. Mais ceux qui sont profondément transformés par les romans et la poésie ne sont généralement pas ceux qui accèdent à des fonctions politiques. Par conséquent, mon rôle dans cette histoire, en tant qu’écrivain, consiste seulement à ne pas écrire des livres merdiques.” A ce niveau-là au moins, le job est fait.
Nickel Boys (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, 272 p., 19,90 €
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