La sortie d’une anthologie personnelle, “Où sont-ils maintenant ?”, permet de découvrir l’autre facette de la romancière américaine la plus culte en France.
Depuis son premier roman, À Suspicious river, en 1999, Laura Kasischke a acquis le statut d’écrivaine culte en France. Et tous ses romans suivants, Un Oiseau blanc dans le blizzard (2000), Rêves de garçons, (2007) ou encore En un monde parfait (2009), sont portés par une même atmosphère pleine de menace latente, de féminité perturbée, de violence dissimulée derrière l’univers lisse d’une middle class provinciale en apparence sans histoires.
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Aux États-Unis, il semble que ce soit plutôt pour sa poésie qu’elle soit reconnue, et en une dizaine de recueils Kasischke a accumulé les prix, notamment le National Book Critics Circle Award, la bourse Guggenheim et le Rilke Award for Poetry. L’anthologie publiée début octobre 2021 par Gallimard permet de découvrir cet autre aspect de son travail littéraire, et comprend des textes parus dans les neuf recueils publiés entre 1992 et 2014, auxquels des poèmes récents ont été ajoutés. Tous sont remarquables par leur capacité à saisir une image volée au quotidien, et à explorer le potentiel d’émotion qu’elle contient. Teintés de regrets, pleins de non-dits, ils savent traduire les difficultés rencontrées dans une vie de femme et on retrouve, comme vues sous un autre prisme, les préoccupations qui travaillent depuis toujours l’œuvre de Laura Kasischke.
Comment avez-vous choisi les poèmes pour cette anthologie ?
Laura Kasischke – C’était un long processus. J’espérais sélectionner mes meilleurs poèmes – ce qui était plus facile à faire avec les récents qui ne semblaient pas, contrairement à ceux d’il y a trente ans, avoir été écrits par une étrangère. Le fond et la forme de mon écriture ont changé plus que je ne le pensais. Je n’avais pas relu certains de ces textes depuis des décennies. Je me suis retrouvée à vouloir les retoucher, mais alors le recueil aurait été, comme mon éditeur l’a souligné, non pas composé de poèmes “sélectionnés” mais “corrigés”. Aussi, à la fin, j’ai veillé surtout à retenir des atmosphères, ou des préoccupations présentes dans chacun des recueils et aussi, honnêtement, j’ai choisi les poèmes qui avaient le plus de signification pour moi, ceux dont je me souvenais pourquoi je les avais écrits. Bref, les textes réunis ici ne sont pas nécessairement mes “meilleurs”, les plus raffinés ou ceux qui ont été publiés dans des revues les plus prestigieuses. Ce sont ceux qui ont été importants pour moi au moment où je les ai écrits.
Comment voyez-vous l’évolution de votre style ?
J’ai été surprise de réaliser que certaines des choses que je ne fais plus, stylistiquement parlant – et que je critique dans la poésie des autres ! Comme par exemple l’utilisation d’espaces blancs au lieu de simples sauts de ligne, je l’ai fait tout le temps dans mes premiers poèmes. Au fil des années, je tente de plus en plus d’honorer la poésie comme forme artistique orale, d’écrire des poèmes destinés à être écoutés plutôt que lus.
Les thématiques de vos romans sont disséminées dans vos poèmes. La violence des relations entre garçons et filles à l’adolescence, par exemple. La poésie est-elle un moyen de les explorer différemment ?
Pour moi, les processus d’écriture d’un roman et d’un poème sont si différents que la seule chose qu’ils ont réellement en commun, c’est d’utiliser des mots. Un roman prend tant de temps à écrire, je dois y travailler chaque jour, même lorsque je ne me sens pas particulièrement inspirée. Alors que je n’écris de poèmes que quand je ressens un besoin urgent de le faire. Et si le poème ne vient pas dans son ensemble dès la première ébauche, je ne le retravaille pas, je le jette au loin. Aussi, en général, je ne réfléchis pas à la relation entre poésie et romans. Je suppose que n’importe quel écrivain n’a qu’un certain nombre de thématiques, les retrouver dans les poèmes et les romans est dû au fait que c’est la même personne qui écrit.
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Votre poésie est souvent ancrée dans la vie quotidienne. Est-ce que de grands événements qui ont pu ces dernières années bousculer la société américaine (comme la pandémie, par exemple) ont eu un impact sur votre travail ?
Je n’ai jamais été tentée d’essayer d’écrire spécifiquement sur des événements nationaux ou internationaux. Toutefois, il est impossible d’éviter d’être influencée par eux. En prenant mon recueil le plus récent, Lightning falls in love, publié aux États-Unis en septembre dernier, j’ai été surprise de voir que des poèmes écrits avant la pandémie parlent d’une contagion. Je ne pense pas avoir eu la moindre prémonition concernant ce qui allait arriver. Mais ce que j’ai écrit récemment reflète beaucoup de peur et un sentiment de claustrophobie, ainsi que les conflits interpersonnels causés par l’ambiance politique étrange de notre époque.
Cette anthologie est entourée de nouveaux poèmes. Certains peuvent contenir une vie entière, comme Deux hommes et un camion ou Plaisirs sensuels, et semblent d’une tonalité différente, plus nostalgiques peut-être ?
Je pense qu’avec l’âge (Laura Kasischke va avoir 60 ans en décembre, ndlr) il devient difficile de ne pas écrire sur le passé avec ce ton de nostalgie. Probablement que je n’écrirais pas du tout si je n’étais pas ce genre de personne qui regarde en arrière, même (ou peut-être surtout) quand j’écris sur les années ou les événements les plus heureux de ma vie, avec un sentiment de perte. Jane Austen a écrit sur la mémoire d’une manière dont j’essaie de me souvenir – ne penser au passé que comme si cela donnait du plaisir – c’est peut-être ces longs hivers du Michigan ou quelque chose comme ça, même en regardant le passé de cette manière-là, il m’entraîne parfois dans un endroit sombre : où est passé tout ce temps ? Où est passé l’enfant/l’adolescente/la jeune femme qui vivait dans ce temps disparu ?
Laura Kasischke : Où sont-ils maintenant ? Anthologie personnelle (Gallimard), traduction de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Doizelet, 384 pages, 23,50 €
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