Pourquoi la dystopie est-elle devenue le genre littéraire à la mode ? Parce qu’elle nous parle de notre présent. La preuve avec trois nouveaux romans signés Dave Eggers, Sarah Hall et Benjamin Fogel.
Après l’immense succès de La Route (2008) de Cormac McCarthy, et plus récemment celui de l’adaptation en série de La Servante écarlate de Margaret Atwood, la dystopie est devenue un genre à la mode, pratiquée par de plus en plus d’écrivain·es, de jeunes autrices comme Emily Saint-John Mandel avec Station Eleven, ou des écrivains aguerris tels Don DeLillo avec son très beau Silence, paru en avril dernier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un genre qui semble servir à dire le monde tel qu’il est aujourd’hui, à en révéler les mécanismes parfois encore invisibles. Trois romans dystopiques paraissent ces jours-ci : que nous disent-ils de notre présent ?
“Ils étaient arrivés sans passeport. Les passeports étaient des freins et des complications dans un endroit comme celui-ci, une nation qui se redressait après des années de guerre civile, gangrénée par la corruption et désormais opprimée par un nouveau gouvernement sans foi ni loi”. C’est ainsi que Dave Eggers plante le décor de La Parade, son nouveau texte. Le romancier américain est considéré aujourd’hui comme l’un des maîtres de la littérature d’anticipation (ce genre littéraire auquel on associe les chefs d’œuvre d’Aldous Huxley, Georges Orwell, Frank Kafka) ou, donc, de “dystopie”, dépeignant un avenir proche, sombre, comme une utopie qui aurait viré au cauchemar.
Eggers en est un modèle éloquent : la plupart de ses romans se passent dans un futur imprécis – ça pourrait être demain – ils décrivent des mondes en apparence parfaits, comme chez Huxley, mais en réalité invivables. Dans Le Cercle, c’était une sorte de Silicon Valley sublimée qui se révélait un enfer d’autocontrôle via les réseaux sociaux. Visionnaire à l’époque de sa parution, il y a plus de dix ans. Son dernier, La Parade, revisite un autre imaginaire, celui de Joseph Conrad (Au Cœur des ténèbres) ou de ce classique qu’est déjà devenu La Route de Cormac McCarthy, quinze ans à peine après sa publication. L’épopée de “Quatre” et “Neuf”, deux ouvriers arrivés “sans passeport” dans un pays non nommé, avec pour mission de goudronner en quelques jours des kilomètres d’une grande route. Ce territoire inconnu est peuplé d’autochtones, dont on comprend peu à peu que l’apparente sauvagerie est surtout le reflet des a priori du personnage principal. Eggers étant un excellent romancier, ce cadre lui permet surtout de développer un récit beckettien où l’incompréhension et l’absurde expliquent davantage le rapport à l’autre que toute forme de “choc des civilisations”. Son héros a des allures de DON Quichotte qui s’ignore, et son acolyte de Sancho Panza dévergondé.
>> A lire aussi : Chez Delphine Panique, couleurs acidulées et inventivité riment avec facétie
Une atmosphère d’après-pluie
C’est aussi un territoire hostile, “la Région des Lacs”, qu’explore Sœurs dans la guerre de Sarah Hall. Le récit se déroule également dans un futur proche, il se présente sous la forme du journal intime de son héroïne, “Sœur”, qui fuit sa ville natale pour rejoindre un camp de femmes libres, affranchies de cette dictature patriarcale qu’est devenue l’Angleterre. Impossible de ne pas penser à La Servante écarlate, dans ce troisième roman traduit en France de l’écrivaine britannique. Si les thèmes ne sont pas foncièrement originaux, et reprennent des notions très en vogue aujourd’hui comme le désastre environnemental et l’écoféminisme, il faut préciser que le livre est paru en 2007 outre-Manche. L’autrice était donc en avance sur son temps. Elle évite, tout comme Eggers, les pièges du “roman à thèse” pour inventer un monde singulier, sublimé par une lumière et une atmosphère d’après-pluie, où se démènent des êtres dépassés par leur destin.
Brouiller les frontières
Car telle est la question, à l’heure où tant de livres de sociologie ou d’anthropologie dessinent les nouveaux contours de notre réalité flippante, entre nouvelles technologies surpuissantes, collapsologie et surveillance généralisée : que peut encore dire la littérature, quand la réalité dépasse la fiction ? Suggérer plutôt qu’expliquer, imaginer plutôt qu’analyser, laisser parler sa part sensible, répondent ces auteurs. C’est bien ce que fait également, d’une toute autre manière, Le silence selon Manon de Benjamin Fogel, qui mérite qu’on enlève les étiquettes “roman noir” ou “roman d’anticipation” tant il transcende ces catégories, brouille les frontières entre les genres.
Le second roman de l’auteur de La Transparence selon Irina est aussi réussi que le premier, qui pousse encore plus loin son geste initial : des protagonistes ennemis, ou du moins foncièrement opposés, dans leur manière de voir le monde, décrivent un même événement, chacun de son point de vue spécifique. Soit un attentat, lors du concert d’un groupe de rock féministe, perpétré par des Incels, ces hommes “célibataires involontaires masculinistes”. Fogel ne juge pas, il observe, laisse le·la lecteur·rice se faire son idée. S’il se situe dans un avenir imminent (2025), son roman n’a pas besoin d’un nouveau Big Brother, d’un Etat totalitaire ou d’une multinationale du numérique ultra puissante, pour expliquer la violence : c’est au plus profond de chacun d’entre nous que réside, in fine, le cœur du problème.
Dave Eggers, La Parade, traduit de l’anglais (USA) par Juliette Bourdin, Gallimard, 184 pages, 16,50 euros. Sortie le 5 mai.
Sarah Hall, Sœur dans la guerre, traduit de l’anglais par Eric Chédaille, Rivages, 269 pages, 20 euros
Benjamin Fogel, Le Silence selon Manon, (Rivages/Noir), 345 pages, 20 euros
>> A lire aussi : “La collapsologie est politiquement inoffensive”
{"type":"Banniere-Basse"}