Entre le troisième tome explosif de Vernon Subutex et le beau numéro des Inrocks dont elle fut la rédactrice en chef invitée, Virginie Despentes aura fortement marqué notre année littéraire. De la fresque d’Alan Moore au retour de Patrick Modiano en passant par quelques révélations éclatantes (David Lopez, Blandine Rinkel), le cru 2017 a été d’une diversité et d’une vitalité remarquables.
Virginie, olympienne
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Elle s’est assise parmi nous, cheveux très blonds, T-shirt “Fuck austerity”, tatouages et bagues argentées. Bref, du typique. C’est sa douceur qui a surpris tout le monde. Le genre de douceur qui en impose sans avoir à hausser le ton. Ce jour de printemps, à la rédaction des Inrockuptibles, le silence régnait, un silence attentif, admiratif : Virginie Despentes choisissait les sujets qu’elle souhaitait voir dans le numéro à paraître le 24 mai, dont elle allait être la rédactrice en chef invitée.
Travailler avec elle pendant deux mois, c’est-à-dire avec une personne vraie, dont la gentillesse et l’humour n’ont jamais failli, reste pour nous l’un des meilleurs souvenirs de l’année 2017. Sous la douceur, pourtant, le regard ne s’était pas émoussé : toujours aussi affûté sur les autres, le monde, une société patriarcale inacceptable.
Virginie Despentes voulait, dans ce numéro spécial des Inrocks, que les femmes soient à l’honneur : une rencontre avec Léonora Miano, le foot féminin, etc. Le seul homme présent au sommaire : RuPaul, un travesti. Elle voulait aussi un article sur les actrices d’âge mûr, d’habitude étiquetées “non fuckable” par certains producteurs, enfin remises au premier plan grâce aux séries américaines.
Que les actrices soient jeunes ou âgées, il est vrai que ces séries aiment donner du pouvoir aux femmes. Dans ce monde merveilleux, elles dirigent, gouvernent, se battent à l’égal des hommes : bataille de reines dans Game of Thrones saison 7, capitaine de vaisseau spatial dans Star Trek Discovery, ministre de la planète Terre dans The Expanse, etc.
On en était presque à voir Hollywood comme l’un des derniers bastions égalitaires et humanistes de l’Amérique de Trump, sauf que l’affaire Harvey Weinstein a éclaté, démontrant que toutes ces mises en scène n’étaient finalement que cela : des mises en scène. Des vœux pieux aussi peu réels que les dragons de Daenerys Targaryen ou les Klingons de Star Trek.
Une rentrée désuète
Harvey Weinstein a fait d’autres victimes. Alors que les livres les plus encensés par la critique, achetés par les lecteurs (Alice Zeniter avec L’Art de perdre sur la guerre d’Algérie) ou récompensés par les prix (Eric Vuillard et la Wehrmacht dans L’Ordre du jour, Olivier Guez avec La Disparition de Josef Mengele sur le médecin nazi) se penchaient sur la grande histoire pour mieux la fouiller, l’affaire Weinstein, inattendue, choquante, terrible, les aura d’un seul coup rendus un brin désuets.
C’est peut-être le piège que s’est tendu à elle-même une littérature française de plus en plus tournée vers le réel, vers l’histoire : prendre le risque, à trop vouloir entrer en compétition avec les événements les plus édifiants de la réalité, d’être battue à plate couture par le réel sur son propre terrain.
Il y a quelques années, les journalistes, et peut-être même les lecteurs, se plaignaient d’une littérature française trop narcissique, voire nombriliste. Cette année, nous serons tombés dans l’excès inverse, au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Les auteurs s’investissant de la mission de raconter des événements collectifs, l’intimité a été mise au ban. On a assisté à une disparition de la subjectivité, d’une voix singulière, bref, de la littérature, au profit de livres basés sur des sujets dignes des dossiers dont s’emparent rituellement les magazines : “la vérité sur les nazis”, etc.
La littérature n’a-t-elle plus pour seule fonction de raconter l’histoire de façon plus divertissante que les ouvrages historiques eux-mêmes ? De notre côté, on a préféré le grand roman fleuve, fou, l’ambition démesurée de Jérusalem d’Alan Moore, mêlant autobiographie, faits historiques et fantastique pour raconter une histoire underground du XXe siècle.
Brienne de Torth n’aura pas de prix
Ce sont pourtant bien les livres d’histoire que les prix littéraires ont récompensés – mais attention, à condition, semblerait-il, qu’ils soient écrits par des hommes. Hormis Justine Augier pour De l’ardeur, seuls des auteurs masculins ont été choisis par des jurys qui sont eux-mêmes, pour la plupart, composés à 90 % d’hommes.
Pendant ce temps, on adore voir que Brienne de Torth se bat comme un mec, sinon mieux, dans Game of Thrones, et on aime s’offusquer du harcèlement sexuel made in Hollywood, mais sans remarquer qu’ici, dans un milieu dit “intellectuel”, règne encore un système patriarcal de plus en plus ringard.
Mais où est passée Virginie ?
Virginie Despentes avait raison de mettre les femmes à l’honneur dans son numéro des Inrocks. Bizarrement, on ne l’a pas entendue sur l’affaire Harvey Weinstein. Pour l’heure, celle qui s’est beaucoup exprimée dans les médias à la sortie du troisième tome de Vernon Subutex a choisi le retrait et le silence – pour, on l’espère, écrire un nouveau texte. On l’attend déjà avec impatience.
Nos chers disparus
Emmanuèle Bernheim, Anne Wiazemsky, Jean d’Ormesson, William H. Gass nous ont quittés cette année. Qu’ils reposent en paix. Notre dialogue avec eux n’est pourtant pas interrompu : il nous reste leurs livres, à lire ou relire. C’est ce qu’il y a de magique avec les écrivains authentiques. Une espèce en voie de disparition ? La rentrée littéraire qui s’annonce pour janvier 2018 nous convainc déjà du contraire.
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