Un éditeur arrêté, son téléphone et son ordinateur confisqués, la réécriture d’ouvrages jugés partiellement problématiques, et le classement de la revue Granta… Notre édito de la semaine fait le point sur l’actualité littéraire.
Ernest, responsable des droits étrangers aux éditions La Fabrique, s’est rendu à la London Book Fair, comme tant d’autres éditeurs et éditrices cette semaine. Dès son arrivée à la gare de Saint-Pancras lundi dernier, il est arrêté par la police antiterroriste anglaise, puis placé en garde à vue pendant 24 heures car il aurait refusé de leur donner accès au contenu de son ordinateur et de son téléphone portable (s’il est interdit de l’exiger en France, c’est en revanche permis en Angleterre). Le consulat français a, comme il le ferait dans tous les pays, immédiatement émis une demande de libération.
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Ernest, nous l’avons appris par un communiqué de sa maison d’édition, a été interrogé sur les écrivain·es publié·s par La Fabrique (très à gauche, fondée par le communiste Éric Hazan), sur ce qu’il pense d’Emmanuel Macron, de sa réforme sur les retraites… L’éditeur doit être à nouveau entendu dans quatre semaines par la police anglaise, qui a conservé son ordinateur pour le fouiller.
D’autres faits, moins choquants (encore que…), mais tout aussi liberticides et alarmants, se sont également produits ces jours-ci en Angleterre. L’interdiction, actée, de manifester, a abouti samedi dernier, lors de la grande course hippique (un must annuel), à l’arrestation de plusieurs militant·es de la cause animale (nombre de chevaux, blessés lors de cette course, sont chaque année exécutés) après seulement quinze minutes de manifestation.
La liberté d’expression en question
Après le scandale des centaines de modifications infligées à l’œuvre de Roald Dahl pour la blanchir de ses propos jugés déplacés aujourd’hui, ce fut au tour des œuvres d’Agatha Christie et de PG Wodehouse d’être récemment réécrites par endroits pour les purger de tout contenu pouvant choquer les sensibilités contemporaines (comprendre : termes racistes). Ce qui relève d’un manque de respect alarmant pour la vérité (même regrettable) de l’époque dans laquelle ces textes ont été écrits, pour le passage du temps et l’Histoire, pour ce que ces auteurs et autrices ont réellement été et pensé, pour la liberté d’expression tout court, et finalement pour la littérature elle-même, qui n’est pas un produit à remanier et à adapter au gré des différentes générations d’acheteur·euses, heu, pardon, de lecteur·rices.
Côté littérature, une autre nouvelle vient de défrayer les tribunes culturelles : la nouvelle liste établie par la revue Granta des vingt meilleur·es jeunes auteurs et autrices britanniques, un rendez-vous inratable tous les dix ans, vient de tomber. Sur les vingt plumes retenues, seize sont des femmes, et la majorité d’entre elles sont blanches (Eleanor Catton, Jennifer Atkins, Eliza Clark, Sophie Mackintosh, Camilla Grudova, etc.). Bien sûr, on pourrait se réjouir de cette de cette présence des écrivaines, y voir une salutaire revanche sur la première liste Granta datant de 1983, qui affichait l’inverse : quatorze auteurs (dont Martin Amis, Salman Rushdie, Kazuo Ishiguro…) contre seulement six autrices.
On craint, à nouveau, une forme d’adaptation de cette sélection au goût idéologique d’une jeune génération, sans réel critère littéraire. S’il s’agissait bien, quarante ans plus tôt, d’une idéologie sexiste inacceptable sous couvert de “vrai” jugement littéraire, et d’une misogynie d’autant plus nauséabonde qu’elle était rampante, qui disqualifiait les femmes sans dire son nom, les minorant, leur faisant croire qu’elles étaient moins douées que leurs confrères, il s’agit aujourd’hui tout autant d’idéologie – et de sexisme, de misandrie –, mais contente d’elle, fière d’elle.
Cette liste, qui aurait pu nous faire crier victoire, nous laisse un goût amer. Si l’on a combattu la misogynie, était-ce vraiment dans le but de reproduire, quarante ans plus tard, les mêmes préjudices, mais inversés ? Espérons que la liste Granta des meilleures plumes britanniques de 2033 sera plus égalitaire. Et nos sociétés aussi, sans avoir besoin de blanchir l’Histoire au risque de rendre les futures générations amnésiques. Espérons aussi qu’Ernest, ni plus aucun·e autre éditeur·rice ou écrivain·e, ne soit ainsi intimidé·e. Hélas, malgré tous les signes vertueux envoyés ici ou là, cela semble mal barré.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 20 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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