Fruit de trente années d’écriture, le premier recueil de nouvelles de Don DeLillo radiographie le malaise middle-class et les improbables miracles de l’Amérique moderne.
D’une île des Antilles à un multiplexe de Manhattan, et de 1979 à 2011, les rêveurs à la dérive qui peuplent le premier recueil de nouvelles de Don DeLillo croisent, observent et étiquettent une foule de silhouettes, toutes campées en quelques formules définitives. Défilent ainsi une économiste du bloc soviétique, un père divorcé, drogué et kidnappeur, une étudiante en troisième cycle, un vieux Russe dont le fils enseigne dans une fac du nord de l’État de New York, une épouse vengeresse et une cinéphile maigrichonne qui vit avec sa soeur aînée et sa famille. Bien que dotées d’une indiscutable existence physique, ces personnes ont en commun de toutes devoir leur statut social à la seule imagination des narrateurs ou de leurs interlocuteurs : dans L’Ange Esmeralda, la notion d’identité est tellement floue, fluctuante et sujette à caution que le personnage le plus enraciné dans la réalité est paradoxalement un ange en devenir.
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Pour les fidèles de DeLillo, Esmeralda est une vieille et inoubliable connaissance. Trois ans après avoir fait l’objet de la nouvelle qui donne aujourd’hui son titre au livre, le viol, l’assassinat et l’apparition post mortem de cette enfant sauvage du Bronx devaient nourrir l’ultime chapitre d’Outremonde. Prises isolément ou intégrées (à de menues modifications près) à ce médusant chef-d’oeuvre de 1997, ces pages comptent parmi les plus émouvantes qu’ait signées DeLillo. En remettant au goût du jour la tragédie de l’innocence condamnée, en orchestrant sur un panneau publicitaire la rencontre de l’ironie la plus grinçante et du mysticisme le plus troublant et en déployant toutes les ressources lyriques de sa prose, le maître américain de l’obliquité y jumelle la jungle du Bronx et celle de Rudyard Kipling (Esmeralda Lopez ayant la silhouette fuyante d’une soeur de Mowgli qui aurait grandi dans un cimetière de voitures), faisant jaillir de ce concentré de déréliction des envolées glaçantes : « Ismael Munoz et son équipe d’artistes en graffitis venaient peindre un ange du souvenir chaque fois qu’un enfant mourait dans le quartier… Edgar déchiffrait des inscriptions évoquant la tuberculose, le sida, des coups et blessures, une fusillade de rue, des problèmes sanguins, la rougeole, l’absence de soins et l’abandon à la naissance – jeté dans un vide-ordures, oublié dans la voiture, déposé dans un sac en plastique le soir de Noël. »
À la fois élégiaque et caustique – la pornographie de la misère attire dans le Bronx des cars de voyeurs, venus prendre des photos d’un lopin de quart-monde situé à quelques longueurs de téléobjectif de Manhattan -, l’écriture fait ici une entorse notable à l’éthique de l’ambiguïté dont témoignent les autres nouvelles du recueil, ajoutant une touche de réalisme figuratif à la palette d’un romancier dont l’oeuvre est parfois à l’art du dialogue ce que celle de Picasso est à celui du portrait.
Ayant lui-même grandi dans le Bronx, l’écrivain réserve à la population multiraciale de son quartier d’origine son sens de la compassion et le réconfort de la croyance. Dès que resurgissent les héros petits-bourgeois, blancs et perclus de manies avec lesquels ses romans nous ont familiarisés, l’ironie, l’opacité délibérée et la verve épigrammatique reprennent le dessus. Chez DeLillo, la parole a moins pour fonction de communiquer avec autrui que de prendre l’ascendant sur lui, cette mécanique de la déstabilisation subreptice – laquelle s’exerce simultanément aux dépens du lecteur – entraînant une sentiment de malaise diffus, qu’amplifient en arrière-plan des menaces s’échelonnant des répliques d’un séisme (« L’Acrobate d’ivoire ») à un cataclysme financier (« Le Marteau et la Faucille »), en passant par l’ombre tenace du terrorisme européen (« Baader-Meinhof ») et les conflits du futur (qui, dans « Moments humains de la Troisième Guerre mondiale », débouchent sur une formule d’un humour géopolitique particulièrement laconique : « La mise au ban des armes nucléaires a rendu le monde plus sûr pour la guerre »).
Entre artificialité des postures (« Je n’étais là que depuis deux mois et j’essayais encore de me figurer qui je voulais être dans un tel cadre ») et archaïsme des terreurs (à deux reprises, la crainte d’une agression sexuelle plane sur les intrigues), les héros déphasés de DeLillo s’accrochent pour se rassurer à leurs propres fictions, qui, reposant sur des intuitions erronées, élargissent en fait le fossé les séparant d’eux-mêmes comme des autres et font de la plupart de ces nouvelles de noires comédies des erreurs.
En auscultant ainsi une culture de l’isolement solipsiste et de l’illusion, DeLillo inscrit le doute au coeur même de la civilisation du millénaire naissant, mais offre simultanément à ses laissés-pour-compte l’hypothèse d’un miracle – un domaine dans lequel il est lui-même expert, sa malice, sa maîtrise des rythmes et des rites langagiers et son intransigeant sens du mystère se conjuguant pour faire de cet éternel censeur de l’Amérique l’un de ses plus notoires enchanteurs littéraires.
L’Ange Esmeralda (Actes Sud), traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Véron, 256 pages, 21,80 €. En librairie le 14 février
DeLillo, émule de Victor Hugo ?
Comme celle de Notre-Dame de Paris, l’Esmeralda de DeLillo vit dans une cour des miracles peuplée d’artistes et de truands. Mais au lieu de périr comme son ancêtre littéraire sur le gibet, cette fille d’une mère junkie finit jetée du haut d’un immeuble, sans que les efforts de deux nonnes (soeur Edgar et soeur Gracie, en écho à la soeur Gudule d’Hugo) ne suffisent à l’arracher à son destin. Le sort parallèle des deux héroïnes témoigne de la capacité de la tragédie romantique à susciter l’émotion jusque dans le roman le moins traditionnel.
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