Véritable phénomène littéraire outre-Atlantique, ce texte est aussi agaçant par certains aspects qu’émouvant et captivant par d’autres.
Certains grands livres partent de presque rien pour se transformer en histoires passionnantes. C’est le cas de L’Ami, septième roman de la New-Yorkaise Sigrid Nunez et véritable phénomène littéraire outre-Atlantique, où il a gagné le National Book Award l’année dernière.
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Le récit commence d’une façon étrange, presque agaçante : une sorte de panégyrique ou d’eulogie d’un “grand-écrivain-et-homme-à-femmes” qui vient de se donner la mort. Le grand romancier était le meilleur ami de la narratrice, elle-même écrivaine mais méconnue, qui gagne sa vie comme professeure de creative writing à l’année.
Quand l’irruption d’un animal accompagne un deuil pénible
Cette solitaire quelque peu misanthrope fustige le milieu littéraire et ses mesquineries, caricature les trois épouses du défunt auteur, digresse sur les affres et malheurs de la vocation d’écrivain, cite Simenon, Beckett ou Rilke. Très, trop new-yorkaise, d’une façon caricaturale. Le livre prend son envol après ces trente premières pages, il devient remarquable et va le rester jusqu’au bout.
L’intrigue apparaît, bien mince et a priori anodine, quand débarque dans la vie de cette femme le chien de son ami défunt. L’animal, “grand danois vieillissant de la taille d’un poney”, mâle alpha comme feu son maître, lui pose un problème capital : elle risque de se faire expulser de son appartement, dans lequel les animaux de compagnie sont interdits. L’Ami devient dès lors le récit, délicat, émouvant, désopilant, de la relation particulière qui lie les deux êtres, l’homme et l’animal.
Nunez n’a pourtant rien d’une Brigitte Bardot, ni d’une mémé à toutou : en tant que tel, le chien ne l’intéresse pas plus que son héroïne, elle semble même s’en méfier. Mais il personnifie d’une façon unique le deuil, si difficile, de sa nouvelle propriétaire. Il est la manifestation stupéfiante, en chair et en os, d’un chagrin qu’elle n’appréhendait jusqu’ici que d’une façon intellectuelle.
Le roman fait alors penser à deux excellents livres, assez similaires en ce qu’ils narrent, à la première personne, l’amitié entre un auteur et son clébard : Mon chien stupide de John Fante, et Chien blanc de Romain Gary. L’Ami s’ouvre aussi sur des questions existentielles majeures : le scandale qu’est la mort, la futilité de l’art et même l’existence de l’âme, humaine ou animale.
Des piques aiguisées au monde littéraire
“L’anniversaire de ta mort, écrit Nunez. J’ai envie de marquer le coup, mais je ne sais pas bien comment. Ce n’est pas la première fois que je vais sur internet pour regarder une vidéo de toi, donnant une lecture. Je n’ai jamais vu Apollon réagir face à un écran, y compris la télévision (ses yeux semblent ne pas se fixer sur les écrans, même quand l’image d’un autre chien y apparaît). Si je le laissais écouter, je crois qu’il reconnaîtrait ta voix. Ce qui m’arrête au moment de le vérifier, c’est la cruauté que j’y vois.”
Il y a aussi le côté franc-tireur de la romancière, qui écrit ce qu’elle pense et se contrefiche des conséquences. On retrouve enfin ses convictions féministes (son livre précédent était un essai sur Susan Sontag). Les pages sur ses étudiants pétris de principes sont truculentes, décrivant par exemple leur envie de lire et d’écrire “des livres censés faire en sorte que tout le monde se sente en sécurité. Qui voudrait vivre dans un monde pareil ?”
L’Ami (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathilde Bach, 288 p., 20,90 €
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