En 1910, un jeune cordonnier est condamné à mort pour le meurtre d’un policier. En éditant la revue de presse autour de ce fait divers qui déchaîne les passions, Frédéric Lavignette éclaire de façon magistrale cette affaire.
C’est « l’affaire » des six premiers mois de 1910, qui excite la presse et mobilise les polémistes. Ce genre d’affaires vis-à-vis de laquelle tout le monde se doit d’avoir une position et qui clive l’opinion publique. Elle commence par un assassinat et finit à la guillotine. C’est l’affaire Liabeuf.
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Un jeune ouvrier cordonnier de 23 ans sort de prison après y avoir croupi plusieurs mois pour « vagabondage spécial ». En l’occurrence, cela signifie qu’on le soupçonne d’être le souteneur de la jeune femme avec laquelle il habite. Rendu fou par cette accusation qui porte atteinte à son honneur, Jean-Jacques Liabeuf décide de se venger en assassinant les deux agents de la police des moeurs qui l’avaient fait condamné. Si ce n’est eux, c’est donc leur frère, et n’importe quel policier fera l’affaire : le 8 janvier 1910, armé d’un revolver et d’un poignard, il tue un agent et en blesse plusieurs autres. Il est à nouveau arrêté, malgré les imposants brassards cloutés qu’il s’est confectionnés et qui doivent empêcher les policiers de le capturer.
En quelques jours, c’est un incendie d’articles qui se propage dans la presse. L’homme est devenu un phénomène de société. Mais est-il le symbole d’une nouvelle forme de délinquance ou bien celui de la révolte contre l’arbitraire et l’autorité ? Chacun choisit son camp : contre les « apaches » (ces bandes de jeunes voyous qui affolent le bourgeois) et l’insécurité qui, dit-on, ne cesse de progresser dans les villes ; ou contre la police et les violences qu’elle exerce au nom de l’Etat, en particulier contre les ouvriers.
Faut-il accorder à Jacques Liabeuf les circonstances atténuantes ou doit-il être impitoyablement condamné à mort ? Ceux qui se mobilisent en sa faveur sont appelés les « liabouvistes » – comme on parlait des dreyfusards. D’ailleurs on parle de l' » affaire Dreyfus des ouvriers ». Ce sont souvent les mêmes intellectuels, journalistes et hommes politiques s’étant illustrés quelques années plus tôt qui montent à nouveau s’écharper à la une des journaux. Rien à voir avec nos petits débats contemporains : à l’époque, les haines s’expriment ouvertement et les risques sont réels.
Un des grands moments de cette affaire : le procès du rédacteur en chef de La Guerre sociale, Gustave Hervé. Dans un article retentissant, il a pris la défense de l’ouvrier :
« Savez vous que cet apache qui vient de tuer l’agent Deray ne manque pas d’une certaine beauté, d’une certaine grandeur ? (…) Ohé les honnêtes gens ! Passez donc à cet apache la moitié de votre vertu et demandez lui en échange le quart de son énergie et de son courage. »
Le journaliste, qui aura passé sa carrière à mettre à l’épreuve les limites de la liberté d’expression, est jeté en prison. On l’accuse d’appeler au meurtre des policiers.
Cette histoire criminelle, doublée d’un débat qui interroge le rôle et le style des journalistes d’opinion, Frédéric Lavignette a choisi de la raconter en en faisant la revue de presse. Le livre témoigne avec brio de la construction d’un feuilleton médiatique et de la manière avec laquelle la polémique fut savamment orchestrée. Et à travers les textes et les illustrations publiés à vif, ce sont les fantasmes d’une époque, ses peurs et ses espoirs, qui deviennent perceptibles dans toutes leurs dimensions politiques et sociales.
« Je suis un assassin, c’est vrai, mais ce n’est pas mon exécution qui fera de moi un souteneur !… Quand même C’est abominable !… Je ne suis pas un souteneur !… » rapporte Le Temps du 2 juillet 1910, qui cite les derniers mots de Liabeuf avant que son cou ne soit tranché.
Stéphane Bou
L’Affaire Liabeuf – Histoires d’une vengeance de Frédéric Lavignette (Fage éditions), 304 pages, 330 illustrations, 29,50 euros.
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