Un demi-siècle après la disparition de Carson McCullers, on redécouvre avec une série de rééditions son œuvre hantée par les démons du Sud et les mouvements de pendule de l’identité sexuelle.
Chaque automne, ils arrivent en ville, où les affiches vantant leur étrangeté – le Géant, le Nain, le Nègre féroce, l’Enfant-Alligator ou la Tête d’épingle – attirent devant les cages une foule de voyeurs. Et lors de chacun de leurs séjours, leurs yeux tiennent à une gamine un discours – “on te connaît” – sous lequel résonne un obsédant refrain de cinéma : “We accept her, one of us…”
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De quoi être d’autant plus terrifiée qu’à l’instar de Cléo, la blonde acrobate du Freaks de Tod Browning (1932), c’est au sein de la confrérie des phénomènes de foire que l’héroïne du troisième roman de Carson McCullers, Frankie Addams, craint d’être condamnée à trouver sa place. A moins que ce ne soit dans celle des égorgeurs – lesquels, cramponnés à leurs barreaux de cellule, lui disent du regard qu’eux aussi la connaissent.
On tourne beaucoup en rond dans les romans de Carson McCullers
Que ce soit en prison, dans une cage ou sur le manège de chevaux de bois dont est responsable l’un des protagonistes dans Le cœur est un chasseur solitaire, on tourne beaucoup en rond dans les romans de Carson McCullers. Dans une œuvre largement autobiographique et hantée par l’attente – d’un départ, d’une rencontre, de n’importe quel événement susceptible de rompre l’étouffante monotonie des jours –, on fait également tourner en bourrique son entourage. Et quand, après avoir tourné douze fois sa langue dans sa bouche, on se risque à la treizième à prononcer un mot, c’est pour se rendre coupable d’une entorse à l’étiquette régissant dans le sud des Etats-Unis le comportement en société des jeunes filles.
D’ailleurs, à quoi pourrait bien ressembler une “lady qui mesurerait deux mètres soixante-quatorze” – soit l’altitude à laquelle Frankie Addams redoute, si elle continue à pousser à ce rythme, d’un jour voir culminer sa tête. Car être nées dans le même Etat – la Géorgie – que l’auteure d’Autant en emporte le vent ne suffit pas à faire d’une “grande tige” et de l’écrivaine qui s’est projetée en elle de parfaites Southern belles.
Grimper dans les arbres et porter un short en toute saison, c’est plus marrant que minauder devant un miroir
Durant son enfance, Carson McCullers – née Smith – est davantage du genre Tom Sawyer que Scarlett O’Hara. Grimper dans les arbres et porter un short en toute saison, c’est plus marrant que minauder devant un miroir. Pour se trouver belle, il suffit à Carson de se mirer dans le regard de sa mère. Persuadée que sa fille a du génie, Marguerite Smith lui prodigue louanges et encouragements ; éprise de son piano et de sa prof de musique, l’adolescente confie à l’une de ses (rares) copines sa certitude de devenir un jour “riche et célèbre”.
Ce rêve se heurte en 1932 à un écueil. Clouée au lit par une crise de rhumatismes, Carson prend à 15 ans conscience de sa fragilité physique. A défaut de pouvoir s’évader d’un corps dont les faiblesses deviendront une source de hantises, elle ambitionne toutefois d’échapper à sa ville de Columbus, à ses ragots et à l’accablante chaleur de ses étés. En 1934, elle part poursuivre des études de musique et de littérature à New York, 500 dollars épinglés à ses sous-vêtements.
Un premier roman qui change sa vie
De retour à Columbus durant les vacances, elle y fait la connaissance d’un soldat avide de culture, Reeves McCullers. Selon son autobiographie inachevée, Illuminations et nuits blanches, elle éprouve face à lui un “choc de beauté”. En septembre 1937, elle l’épouse. Elle a 20 ans, il en a quatre de plus et ils scellent un pacte. Le temps qu’elle écrive son premier livre, il subviendra aux besoins matériels du couple. Ensuite, elle lui rendra la pareille et tous deux conquerront New York.
Le couple s’installe successivement dans deux villes de Caroline du Nord, Charlotte et Fayetteville. Touffeur infernale, goût partagé pour le vin bon marché, l’idylle conjugale s’étiole d’autant plus vite qu’aux yeux de Carson seuls comptent vraiment les romans sur lesquels elle travaille. Des romans dont le premier changera sa vie. Lors de sa publication en juin 1940, Le cœur est un chasseur solitaire lui vaut une célébrité instantanée. Tout ici séduit – la précocité de l’auteur, l’envoûtante euphonie du titre, le parfum d’adolescence, l’éloquence de l’antiracisme et les portraits de misfits et de loners cloîtrés dans leur silence.
Plus troublante, une zone d’ombre se niche au cœur du livre : “Par nature, tout le monde appartient aux deux sexes. Résultat, le mariage et le lit sont loin d’être tout.” On pourrait même dire qu’ils ne sont presque rien, dans leur version hétéro du moins. Quand l’alter ego de Carson, Mick, perd en plein soleil sa virginité, la tiédeur de son commentaire – “Et puis voilà. Voilà comment c’était” – tranche avec l’habituelle exaltation de ses soliloques. Ici, l’extase est strictement réservée à la découverte de Beethoven ; son office rempli, le petit copain de l’adolescente est illico congédié du roman. Six ans plus tard, le soldat qui tente de culbuter Frankie Addams se fait étendre d’un coup de carafe sur le crâne…
La nostalgie d’un paradis prépubère
De bout en bout, Le cœur est un chasseur solitaire et Frankie Addams sont hantés par la nostalgie d’un paradis prépubère. Privées à 12 ou 13 ans de leurs jeux d’enfants, Mick et Frankie se résolvent difficilement à porter bas et jarretières. Des bas, Carson n’en portera quasiment jamais. Quand les McCullers s’installent à Manhattan, c’est en chemise et veste d’homme qu’elle entreprend de mettre à profit sa renommée nouvelle.
D’abord, aller offrir à Greta Garbo un exemplaire du Cœur est un chasseur solitaire. Ensuite, rendre visite à la fille de Thomas Mann, laquelle se trouve être à la fois l’épouse du poète britannique et homosexuel W. H. Auden et l’amie de cœur d’une romancière, journaliste et aventurière suisse, Annemarie Clarac-Schwarzenbach. Coup de foudre : face à l’élégance androgyne d’Annemarie, Carson s’enflamme.
Quand le compositeur David Diamond tombe en mai 1941 sous le charme des McCullers, Reeves se découvre bisexuel
Commence ainsi, en juillet 1940, une série d’amours féminines, dont aucun ne semble – selon une admirable biographie publiée en 1975 par Virginia Spencer Carr, The Lonely Hunter – avoir été consommé. Mais si Carson a du mal à coucher, son mari est plus réceptif aux sollicitations de la chair. Quand le compositeur David Diamond tombe en mai 1941 sous le charme des McCullers – “Depuis la nuit dernière, je ne pense qu’à Carson et à Reeves, et à la façon dont Reeves m’a regardé” –, Reeves se découvre bisexuel.
A ce moment-là, Carson a déjà pris ses distances avec le domicile conjugal, pour se joindre à une communauté artistique fondée à Brooklyn par le responsable des pages littéraires du magazine Harper’s Bazaar, George Davis. Au 7, Middagh Street, cohabitent et picolent plus que de raison poètes (Auden), compositeurs (Benjamin Britten), futurs romanciers (Paul et Jane Bowles) et même une brune star du strip-tease. Bras dessus bras dessous avec Gypsy Rose Lee, Carson sillonne les rues et y trouve, en croisant une géante accompagnée d’un nain bossu, l’idée de départ d’une novella gothique et sudiste en diable, La Ballade du café triste.
Elle retourne “rafraîchir son sens de l’horreur” dans le Sud
Quand elle s’installe à Middagh Street, Carson vient de vendre au Harper’s Bazaar son deuxième roman, Reflets dans un œil d’or. Soit, dans le cadre d’un camp militaire, un concentré de thèmes trop corsés – voyeurisme, sadisme, automutilation, homosexualité refoulée et naissance d’un bébé aux doigts palmés – pour que la critique de l’époque les avale sans quelque peu grimacer. Friande d’histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, Carson trouve son livre très drôle.
Bien qu’elle enchaîne à partir de l’été 1941 les résidences dans la colonie d’artistes de Yaddo, sise à 300 kilomètres au nord de New York, elle éprouve à intervalles réguliers le besoin de “rafraîchir son sens de l’horreur” en retournant dans le Sud. Sur cette terre, qu’un ancien pacte avec l’esclavage a marqué du sceau de l’infamie, le storytelling est roi ; quand, les soirs d’été, le besoin d’exorciser les démons du passé se fait sentir, conversations et libations se prolongent jusqu’à l’aube.
De quoi alimenter bien des poussées de fièvre créatrice. En 1943, lorsque La Ballade du café triste paraît dans Harper’s Bazaar, Carson est déjà plongée dans l’écriture de celui de ses romans où la poésie se marie le plus élégamment à une discrète ironie. A force de se morfondre en compagnie de son petit cousin et de sa confidente noire, l’héroïne du livre – The Member of the Wedding, devenu Frankie Addams pour la traduction française – s’est forgé une conviction : elle-même, son frère et la future épouse de ce dernier sont appelés à former un inséparable et harmonieux trio, qu’elle nomme son “nous à moi”.
Un fantasme de trios, une succession de duos
Partageant avec ses héroïnes un insatiable besoin “de voir sa propre vérité connue et reconnue”, Carson ne cessera jamais de fantasmer sur ce genre de trio, que Reeves y trouve ou non sa place. A défaut, une succession de duos ferait l’affaire. Lors de son premier séjour à Yaddo, elle jette son dévolu surla nouvelliste Katherine Anne Porter, de vingt-sept ans son aînée. Quand, au moment de se rendre dans la salle à manger, la quinquagénaire découvre sa cadette couchée en travers de la porte de sa chambre, elle l’enjambe sans un mot. Les rapports entre les deux écrivaines seront par la suite assez froids.
Dès le début des années 1940, la légende de Carson McCullers se nourrit de sa propension à fumer comme une cheminée d’usine, à boire comme si le rétablissement de la prohibition était pour demain et à s’inventer à la chaîne des âmes sœurs. Avant, inéluctablement, de s’offusquer de la tiédeur de leurs sentiments à son égard. Envahissante ? Prédatrice ? Oiseau blessé ou papillon d’acier ? Plus le corps de Carson se déglingue – en février 1941, elle est victime d’une première attaque cérébrale –, plus le cycle de ses emballements et de ses désillusions s’accélère.
A Paris, les McCullers rencontrent tout ce que la France compte d’artistes, penseurs et écrivains, de Colette à Cocteau en passant par Gide et Camus
En 1941, elle entame contre Reeves une procédure de divorce. Quatre ans plus tard, il revient en héros militaire d’Europe, où il s’est illustré durant le débarquement de Normandie. Elle lui propose alors d’à nouveau l’épouser. A l’ami qui s’étonne qu’il accepte, Reeves fournit cette explication : “Nous sommes tous des bourdons, et Carson est la reine des abeilles.”
S’ensuivent pour le couple infernal d’incessants déménagements. A Paris, où les McCullers rencontrent tout ce que la France compte d’artistes, penseurs et écrivains, de Colette à Cocteau en passant par Gide et Camus, le cognac remplace leur bouteille de bourbon quotidienne. Résultat : en décembre 1947, deux ambulances les attendent à l’aéroport de New York. A la suite de deux nouvelles attaques cérébrales, Carson a perdu l’usage partiel de son bras et sa jambe gauches. En proie à une crise de delirium tremens, Reeves sort de l’avion sur un brancard.
“Tu vois cette poutre ? Nous allons nous y pendre”
Une seconde tentative pour s’installer en France témoigne de la capacité du gothique sudiste à s’acclimater aux paysages de l’Oise. Dans leur ancien presbytère de Bachivillers, Reeves entraîne Carson jusqu’à une grange : “Tu vois cette poutre ? Elle est du genre solide. Nous allons nous y pendre.” Peu après, promenade en voiture. Destination, la forêt. Sur le plancher de l’automobile, Carson aperçoit deux cordes enroulées. Quand Reeves descend du véhicule pour acheter une dernière bouteille, elle s’enfuit en stop, puis prend l’avion pour les Etats-Unis. Quelques jours plus tard, en novembre 1953, Reeves succombe à Paris à un mélange d’alcool et de barbituriques.
Du jeune prodige à l’allure de lutin monté en graine, il ne reste alors qu’un fantôme décharné. Si son rêvede richesse et de célébrité s’est réalisé grâce à un immense succès sur Broadway – ayant en 1946 reçu une lettre d’un fan nommé Tennessee Williams, elle a, sur les conseils de ce dernier, adapté pour le théâtre Frankie Addams –, écrire est désormais pour Carson un calvaire autant que sa raison de vivre.
Bien qu’il lui soit douloureux de tenir un stylo et difficile de lire plus de quelques pages d’affilée, elle trouve la force de terminer un ultime roman
Bien qu’il lui soit douloureux de tenir un stylo et difficile de lire plus de quelques pages d’affilée, elle trouve la force de terminer un ultime roman, L’Horloge sans aiguilles – un livre monstre, mi-farce sudiste, mi-tragédie grecque, où on rit “de désespoir et de pitié” et dont l’un des héros, adolescent et puceau, ne parvient à honorer une prostituée qu’en fermant les yeux pour voir ceux, d’un bleu étincelant, de son unique ami.
Six ans après sa publication, en 1961, une quatrième attaque cérébrale plonge Carson dans un coma de quarante-sept jours. Elle ne s’en réveillera pas. Le 3 octobre 1967, Gypsy Rose Lee, W. H. Auden et Truman Capote assistent à ses obsèques ; une semaine plus tard, le huis clos psycho-sexuel tiré par John Huston de Reflets dans un œil d’or voit Elizabeth Taylor et Marlon Brando se déchirer sur tous les écrans d’Amérique.
Le cœur est un chasseur solitaire (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frédérique Nathan et Françoise Adelstain, 544 pages, 24 €
Lire un extrait
Reflets dans un œil d’or (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Nordon, 176 pages, 19 €
La Ballade du café triste (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Tournier, 224 pages, 20 €
Frankie Addams (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Tournier, 288 pages, 20,99 €
L’Horloge sans aiguilles (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Colette M. Huet, 320 pages, 22 €
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