La Série Noire fête ses 70 ans. Sous la coupe du controversé mais inspiré Marcel Duhamel jusqu’en 1977, elle donna au roman populaire ses lettres de noblesse et transforma en mythes littéraires les auteurs américains hard-boiled, tout en les malmenant. Histoire d’un effet boomerang entre la France et les Etats-Unis.
La Série Noire est un phénomène unique dans l’histoire de l’édition mondiale, en grande partie pour des raisons historiques, mais pas seulement. Il est de notoriété publique, par exemple, que c’est grâce à la SN que des gens comme Barry Gifford se sont mis, au milieu des années 80, à ressortir les romans oubliés des David Goodis, Jim Thompson, Paul Cain et autres. On pourrait même parler, à propos de Black Lizard (la collection de Gifford qui republiait tout ça), de “Série Noire à un seul homme”. Mais pourquoi et comment la SN a-t-elle eu pareil effet boomerang en Amérique et exercé pareille influence sur des douzaines de cinéastes et d’écrivains en France ?
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Car la Série Noire de l’après-guerre n’était ni la première collection de littérature populaire américaine en France ni la seule. Le Masque, créé par Albert Pigasse et qui éditait Agatha Christie et les tenants de l’énigme policière, existait depuis 1927. La maison Gallimard elle-même avait compté pas moins de trois collections policières dans les années 30 (Détective, Chefs-d’œuvre du roman d’aventures et Le Scarabée d’or). Les futurs fleurons de la Série Noire y parurent, comme La Moisson rouge de Hammett, en 1932. Marcel Duhamel lui-même avait traduit Le Petit César de W. R. Burnett l’année suivante dans la collection “Passions”, chez Parima.
Une véritable entreprise industrielle
Ce qui distingue la Série Noire des autres collections plus ou moins éphémères, c’est qu’elle fut une vraie entreprise industrielle, avec des options de départ qui conditionnèrent à la fois son succès, mais également ses dommages. Il s’agissait de fidéliser les lecteurs, de rendre les romans identifiables comme des produits “Série Noire” – et pour ce faire il fallait les calibrer, non seulement en longueur, mais aussi dans le langage. Les traducteurs avaient pour mission de distraire le lecteur à tout prix, quitte à hardiment taillader dans les passages trop mornes ou trop spécifiquement amerloques. Pourtant, cinq ans d’Occupation et d’interdiction avaient créé un appétit pour tout ce qui était américain. Les Etats-Unis ont pu ainsi, en plus des cigarettes, des tonnes de ciment et de machinerie du plan Marshall, écouler un inventaire géant de films et de romans sur un public qui en redemandaitsans cesse. Ce besoin s’était fait ressentir à tel point que sous l’Occupation un éditeur avait demandé à Léo Malet d’écrire des simulacres de romans américains sous le nom de Frank Harding.
Les débuts encore balbutiants de la SN s’étaient aussi placés sous l’enseigne du simulacre, lorsqu’en 1945-46 Marcel Duhamel avait persuadé Gaston Gallimard de le laisser publier deux romans de Peter Cheyney et un de James Hadley Chase, qu’il avait traduits pour le plaisir. Cheyney, alors officier britannique, écrivait à la manière des romanciers hard-boiled avec deux personnages récurrents, Slim Callaghan et Lemmy Caution.
Il n’est pas non plus fortuit que ce soit Boris Vian qui ait traduit Poison Ivy pour en faire un roman outrageusement argotique intitulé La Môme vert-de-gris – titre qui donnera le ton à tous ceux de la série. Vian n’était pas étranger aux “à la manière de”, comme le prouveront plus tard ses parodies de rock’n’roll et ses faux romans américains de Vernon Sullivan. James Hadley Chase, lui aussi, proposait des fantasmes sur l’Amérique nourris de littérature hard-boiled, de plagiats éhontés, avec un fort recours aux cartes géographiques.
Peu de respect pour les auteurs
On peut se demander si pour Duhamel tout n’était pas un peu de la même eau. Il a certes publié de grands livres, des romans si uniques et si forts qu’ils résistaient à tous les traitements, coupures et rabotages stylistiques. Mais, aussi passionné qu’il pouvait parfois se montrer (et quand il traduisait, il faisait un travail formidable), Duhamel n’a jamais témoigné beaucoup de respect pour ses auteurs. Tout était un peu de la rigolade pour lui, comme beaucoup d’autres choses dans sa vie bien remplie. Il n’est pas fortuit non plus qu’il ait fait, parmi tant d’autres boulots avant de devenir éditeur, du doublage de films.
La Série Noire était un peu le même genre d’entreprise. Parfois on avait la chance d’avoir un traducteur qui faisait sur un texte de Thompson ou de Goodis ce qu’un Pierre Dac avait fait pour les dialogues de Groucho Marx au cinéma. Mais pas souvent. Robert Soulat, le bras droit de Duhamel à la SN, avait d’ailleurs été le secrétaire de Dac à Radio Londres. Tous les collaborateurs de Duhamel venaient de cette période de guerre, qu’il reviennent de Londres ou d’ailleurs. Il est dingue de découvrir Maurice Tourneur, le grand cinéaste du muet et du cinéma français des années 30, devenir traducteur et auteur de polars. Janine Hérisson avait fait de la traduction au procès de Nuremberg, avant de traduire Raymond Chandler avec son mari, Henri Robillot. A la Série Noire, ils étaient parmi les rares traducteurs à vraiment aimer le polar et le style hard-boiled. On peut même se demander si Duhamel ou Soulat aimaient vraiment cela. Ils avaient surtout une machine à fric à faire tourner. Pour quelle autre raison auraient-ils continué à publier plusde cent cinquante titres de Carter Brown ?
Un des grands atouts de la collection, c’est évidemment d’avoir dès le départ opté pour des couvertures purement graphiques, dénuées de toute illustration. Gallimard ne devait évidemment pas avoir le choix à la fin de la guerre, avec la pénurie d’encre et de papier. Les trois premiers numéros avaient été brochés. Ce n’est qu’en 1948 que Claude Gallimard demanda à Duhamel de s’atteler à du sérieux : deux, puis quatre, et enfin six titres par mois. On a beaucoup épilogué sur la création de la Série Noire, Jacques Prévert se fendant du nom, Germaine Duhamel de la conception graphique. On raconte aussi que si la collection commença sous couverture cartonnée, c’est que Gaston Gallimard était resté avec un gros stock de carton jaune sur les bras, entreposé quelque part en Belgique. Une fois le stock écoulé, on repassa au broché et à la belle couverture “faire-part” de Germaine.
On s’étend encore moins sur la relation entre Duhamel et les Gallimard au fil des ans : Gaston, que tout ça faisait rigoler, avait dû offrir à Duhamel un deal en or, que son fils Claude avait fini par amèrement regretter. On ne sait au juste quelles étaient les royalties touchées par Duhamel sur chaque titre, mais elles devaient être salées (peut-être 50 %), vu que Marcel payait tous ses collaborateurs de la SN sur ses propres deniers – secrétaire, traducteurs, lecteurs ! Au début, bénéficiant de la bienveillance amusée de Gaston, l’équipe avait eu droit aux plus beaux bureaux de la maison, devenus depuis les salons de réception. Mais Duhamel – fort de son indépendance et de son contrat béton – en prit de plus en plus à son aise, ne mettant que rarement les pieds rue Sébastien-Bottin, puis plus du tout. Il dirigeait toute l’opération de sa villa sur la Côte d’Azur.
Un catalogue d’auteurs “durs à cuire”
Les couvertures graphiques avaient aussi l’avantage de faire rêver et d’entretenir la confusion. Durant la grande période des années 50, quand chaque titre tirait entre trente et quarante mille exemplaires, il était impératif pour Duhamel de fidéliser les lecteurs. Ils achetaient une Série Noire à la gare comme on achète un journal. Et rien dans ce qu’ils lisaient ne pouvait les renseigner sur l’auteur ni même sur la période pendant laquelle le roman avait été écrit.
A partir du numéro 4, en 1946 (Un linceul n’a pas de poches d’Horace McCoy), Duhamel va se mettre à déballer tout un catalogue d’auteurs “durs à cuire”, des griftons comme des très grands, y compris des titres déjà parus dans les années 30. Mais tout allait être traduit et “édité” selon la seule politique éditoriale que s’était donnée Duhamel : que le lecteur ne s’endorme pas. Du coup, des auteurs aussi différents que David Goodis et Dashiell Hammett ou Raymond Chandler étaient traduits de la même façon, dans un style “Série Noire”. Certains de ces livres devaient être sacrément uniques et frappants pour qu’on ait pu ainsi les remarquer et les admirer, parfois sous un tel travesti. Goodis n’a pas trop souffert des coupes, peut-être parce que le plus gros de ses romans étaient écrits directement pour des collections de poche, donc déjà calibrés. Ce travail savant d’“édition” avait cependant ses bons côtés : le lecteur fidèle se retrouvait dans ce monde artificiel, faussé, jusqu’à s’y attacher. Truffaut parlait de “contes de fées pour adulte” et de la Série Noire comme d’une sorte de Never Neverland.
L’avantage des couvertures vides comme des écrans, c’est qu’on pouvait se faire son cinéma – et les réalisateurs français ne s’en sont pas privés. La caution intellectuelle des premières années a aussi joué. Que Queneau, Gide ou Giono se déclarent fansde cette littérature populaire était en effet un atout. Sartre, dans Les Mots, écrivait, avec toute la ferveur d’un sticker collé sur le pare-chocs : “Je préfèrerai toujours lire une Série Noire que Wittgenstein.” Mais tout ce beau monde de Saint-Germain-des-Prés aurait-il donné le même son de cloche si ce roman d’Horace McCoy, Adieu la vie, adieu l’amour… (1949), était sorti avec une femme en soutien-gorge noir sur la couverture et cette accroche : “Un amour plus brûlant qu’un chalumeau !”, comme c’était le cas en Amérique ? Ou si Un chouette petit lot de Jim Thompson avait eu une Marie-couche-toi-là comme sur la couverture d’A Swell-Looking Babe, chez Lion Books ?
« Voyez si vous ne pouvez pas changer la fin”
Reste que si cette politique faisait sens au début, on peut se demander pourquoi elle a été maintenue plus tard. Malgré ce qu’il a pu dire, Duhamel n’a jamais varié ses pratiques. Il a peut-être choisi un roman de Jim Thompson pour célébrer le numéro 1000 et s’est fendu lui-même d’une belle traduction de Pop. 1280, mais il parlait souvent de Thompson dans ses mémos en termes peu flatteurs. Il a quand même attendu quatorze ans avant de publier son chef-d’œuvre, Le Démon dans ma peau (1966), amputé de deux chapitres et d’un paragraphe. Un de ses lecteurs décrivait comme suit deux romans de David Goodis qui plus tard feront la balle de François Guérifet de Rivages/Noir. La Lune dans le caniveau : “Laborieux et ennuyeux, le Zola du pauvre”. Et du fascinant roman jamaïcain, semi-autobiographique de l’auteur, Descente aux enfers : “Illisible pour le lecteur moyen français, psychologie de bazar, femmes stéréotypées bourrées de complexes, ivrognes, NON !” Tout Duhamel et son attitude sont dans ce qu’il écrit au traducteur envisagé pour un autre roman de Goodis, Le Casse : “C’est le meilleur Goodis. Toujours du suspense mais plus spirituel et plus rapide que les autres bouquins. Voyez si vous ne pouvez pas changer la fin.”
On sait ce que la SN avait infligé à Raymond Chandler, les titres fantaisistes qui faisaient tiquer l’auteur, et le bon tiers qui manquait à The Long Goodbye. Mais même quand Duhamel voulait se montrer respectueux, comme avec le numéro 1 000 de Thompson, il ne pouvait, tel le scorpion, s’en s’empêcher. On s’est longtemps demandé pourquoi il avait réduit la population du bled de Pop. 1280, Pottsville, à 1275 âmes. Quel était le raisonnement derrière ce changement arbitraire ? Finalement, n’y tenant plus, Jean-Bernard Pouy (auteur de SN lui-même, et non des moindres), a enquêté sur la question avec son roman intitulé 1280 âmes (Editions du Seuil, 2000). Recommandé.
Dans les années 60, la mode du polar est passée
La politique impitoyable mais “inspirée” de son fondateur a assuré la longévité de la Série Noire. On lui doit d’avoir convaincu Chester Himes de se mettre au polar, ce qui nous a valu Ed Cercueil et Fossoyeur et La Reine des pommes. Dans les années 60, la mode du polar est passée, la collection bat de l’aile ; on publie du roman d’espionnage (dont deux Ian Fleming) et même des westerns. Les deux premiers John le Carré sont dans la collection annexe de Duhamel, Carré Noir. Et Duhamel a encore de beaux sursauts. Il n’a pas raté In ze pocket de Walter Tevis. Sa dernière découverte sera Jerome Charyn et sa fabuleuse “trilogie d’Isaac”, encore plus fabuleusement traduite par Rosine Fitzgerald. Robert Soulat, qui prend la direction de l’affaire à la mort de Duhamel en 1977, ne saura le retenir. Plusieurs auteurs sont partis, fatigués des coupes infligées à leurs livres, notamment Charyn et Ed McBain.
Lorsqu’Antoine Gallimard, en 1991, demande à l’assureur de Nice et auteur de polars Patrick Raynal de prendre la succession de Soulat, celui-ci trouve une SN placardisée, littéralement. Cela faisait longtemps que Claude Gallimard, par animosité contre l’attitude cavalière de Duhamel, avait relégué son équipe dans une cave, près de la chaudière et d’un local nouvellement consacré à l’informatique. Raynal raconte qu’à son arrivée, le type chargé de l’informatique, ou du moins y travaillant, arrivait chaque matin, accrochait son imper au porte-manteaux du bureau et repartait. Il émargeait dans deux boîtes différentes. Le manège dura pendant des mois et des mois avant qu’il soit découvert, ce qui donne une idée du passage qu’il y avait dans les soutes. Raynal eut néanmoins vite fait de dépoussiérer la collection, entreprenantune politique de réédition révérencielle : il restaure la jaquette originale, ressort les classiques, parfois augmentés des “naughty bits” manquants, comme sa ressortie de The Long Goodbye dans “La Noire”), mais surtout s’en va faire son marché sur des territoires encore inexplorés par la SN – Scandinavie, Afrique, Italie, Argentine, Russie, etc. – tout en faisant découvrir des auteurs majeurs américains encore ignorés comme Larry Brown et Harry Crews.
Des succès critiques et d’estime, amplifiés un moment par une campagne menée lors des 50 ans de la collection, mais dont les ventes suivent rarement. C’est qu’entre-temps le paysage du noir a changé en France : tout le monde en fait, tout le monde en veut. Les collections rivales se multiplient. L’économie de la Série Noire a changé irrémédiablement dans les années 60 malgré le sang neuf et le ballon d’oxygène amenés un moment par les Manchette, Pouy, Vautrin, Siniac, Pennac et autres qui sont à mettre à l’actif de Robert Soulat. Aujourd’hui, malgré des formats agrandis et relookés jusqu’à l’exsangue, c’est une collection intéressante, mais comme les autres, et pas plus que les autres.
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