Deux adolescentes sont retrouvées noyées à deux époques différentes. La Finlandaise Monika Fagerholm tisse un polar lynchien sur fond de teen-novel kaléidoscopique. Et narre la saga d’une jeunesse maudite.
Eté 1969 : sur une presqu’île appelée « Le Coin », au fin fond de la Finlande, deux adolescents tombent éperdument amoureux d’Eddie de Wire, une Américaine en vacances. Les baisers virevoltent au gré des promenades et des caprices de la jeune estivante. Jusqu’à ce que ce summer of love se défigure en été de la mort : une nuit, sous une lune argentée, « la fille américaine » est poussée dans la mer par l’un de ses soupirants, qu’on retrouvera pendu deux jours plus tard.
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Une communauté victime d’une malédiction
Cette tragédie adolescente, sommet d’idéal romantique, formait déjà le coeur de La Fille américaine, second roman traduit en 2007, après Femmes merveilleuses au bord de l’eau, qui a fait connaître Monika Fagerholm en France. Racontée d’un nouveau point de vue, elle est également au centre de La Scène à paillettes, un écheveau romanesque de cinq cents pages qui va sonder, de la fin des années 60 à aujourd’hui, les effets d’un crime passionnel sur une petite communauté d’habitants, victimes selon toute apparence d’une malédiction.
« Les lieux ont leurs propres récits qui les définissent, qui se déposent sur eux comme une cicatrice. » Ce lieu, c’est « Le Jardin d’hiver », un ensemble de lotissements « au bord de la mer ouverte », pris entre les marais, la forêt et le ciel infini. C’est là, à la fin des années 60, que s’élève « la Maison des cousins », en réalité un genre d’orphelinat improvisé où s’inventent des jeux charmants entre les jumelles Solveig et Rita, championnes de natation, Doris, une ex-enfant battue, et les deux inséparables Björn et Bengt, futurs rivaux.
Après le suicide de Björn, la petite tribu d’adolescents s’éparpille, s’échappant dans la mort ou dans une autre vie : Rita quitte les lieux pour toujours, Doris se tire une balle dans la tête au fond des marais, conséquence d’une amitié maléfique. Bengt mourra, quelques années plus tard, selon une version officielle, dans l’incendie de « la Maison des cousins ». Fin de l’innocence, des courses sur la « Pointe » et du saut à la corde, des tubes de variété et des fléchettes, et de ce langage secret inventé par les jumelles. Car pas de « scène à paillettes » sans paradis perdu…
Quarante ans plus tard, l’ancien fait divers est devenu une légende, une fiction jouée sur scène dans les lycées, transformée en bibelot dans les boutiques de souvenirs. Mais voilà : la belle Ulla, genre de Laura Palmer à la « chevelure insensée qui lui ruisselle sur les épaules, longue jupe blanche qui lui fouette les mollets », interprète de « la fille américaine » dans une comédie musicale, est retrouvée morte, noyée à son tour, envoyée fissa dans « le monde trashpaillettes ». De ce nouveau point de départ éminemment lynchien (on trouve d’ailleurs une citation du cinéaste américain en page de garde) émane une enquête menée par le seul imaginaire d’une collégienne, introduite au début du livre : Johanna, la fille de Bengt, devenu « le garçon de la forêt ».
La saga d’une adolescence maudite
Le passé des aînés devient dès lors un puzzle, que cherche maladroitement à reconstituer l’adolescente, avant de prendre la forme d’un polar factuel et onirique, d’où surgira un secret – origine, peut-être, de la malédiction. Monika Fagerholm soumet son roman aux lois d’une « chanson populaire (qui) a de nombreux couplets, la même chose se produit dans chacun d’eux, encore et encore. Une façon si différente d’appréhender le temps. » Elle façonne par ce biais un ballet temporel entre la mort, la jeunesse et la folie, une saga du bout du monde où l’adolescence n’est pas rose, mais maudite.
Dans la solitude des personnages, leur fantaisie soyeuse acculée à la mort, on voit passer le spectre des jeunes soeurs évanescentes de Virgin Suicides – dont l’auteur finit par créer un avatar romanesque, fait d’une contemporanéité de la langue, tout à la fois fragmentaire et planante, en un mot faulknérienne en diable.
Ailleurs dans l’histoire, soumise à la distorsion du flash-back et du souvenir, on trouve aussi « la Maison de verre », et « la Maison de la partie boueuse », où se jouent d’autres drames, une autre passion entre deux adolescentes « aux chaussures argentées ». Cette partie, ancrée dans les années 80, trouvera sa résolution dans son recoupement avec le premier récit, créant un roman de plus en plus kaléidoscopique, à l’intérieur duquel le lecteur évolue dans un mélange d’éblouissement et de vertige.
En faisant de la fiction adolescente un quasi-opéra, en la détournant de sa supposée légèreté douce-amère pour la modeler en une odyssée sombre et gracieuse, facétieuse et tragique, Monika Fagerholm élève le genre à des sommets de raffinement poétique. Sa voix, d’une modernité surprenante, s’adjoint à celles de Sofi Oksanen ou de Sara Stridsberg, autres romancières scandinaves ayant ouvert le roman à un ailleurs formel totalement inédit (lire encadré). Sur la nouvelle scène littéraire, c’est aussi vers ce show à paillettes qu’il incombe désormais de regarder.
Emily Barnett
La Scène à paillettes (Stock/La Cosmopolite), traduit du suédois par Anna Gibson, 504 pages, 23€.
Rencontre Monika Fagerholm sera présente au Salon du livre de Paris, porte de Versailles, du 18 au 21 mars.
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